A partir de ce samedi, 1er janvier et jusqu'au 20 mars 2022, les Tunisiens sont invités à se connecter sur internet pour la consultation populaire dont parle le président de la République depuis des mois. De quoi s'agit-il ? Donner son opinion sur six grandes thématiques nationales (Education, système politique, jeunesse…) afin que le président ait une idée précise de ce que veulent les Tunisiens. « Ce sera une sorte de référendum, mais non au sens classique du terme. Ce mécanisme permettra en effet, de prendre connaissance des propositions du peuple, de ses attentes et de ses revendications », a affirmé Kaïs Saïed quand il a reçu Nizar Ben Néji, ministre des Technologies, le 22 octobre dernier pour le charger de mettre en place cette plateforme. Une fois les réponses obtenues, le président de la République décidera les réformes constitutionnelles et le code électoral en prévision des élections législatives du 17 décembre 2022. « Nous ferons les réformes sur la base de la volonté du peuple et non de la volonté de ceux qui l'ont escroqué », a réaffirmé Kaïs Saïed hier lors d'un conseil ministériel restreint. En réponse à ceux qui ont critiqué ce référendum 2.0, les faux sachants comme il les a traités hier, le président a cité le cas de la Belgique et quelques pays scandinaves qui utilisent internet pour leurs élections. « Ce référendum via internet peut exister », a tranché le président de la République.
Depuis qu'il a été chargé de cette mission, Nizar Ben Néji a mis les bouchées doubles afin d'être prêt pour le 1er janvier 2022, deadline fixé par le président de la République. Tous les moyens de l'Etat nécessaires ont été au service de dizaines d'ingénieurs mobilisés jour et nuit pour satisfaire les exigences de Kaïs Saïed et pour sécuriser la plateforme contre toute intrusion malveillante. Le projet est (ou serait) prêt et a été présenté hier au conseil ministériel. Il sera composé de rubriques, dont l'ordre peut être modifié. Chaque rubrique présentera cinq questions en plus d'un espace dédié à l'expression libre. « En tout, il y aura trente questions en plus d'un espace dédié à la libre expression dans chaque rubrique. La participation se fera d'une manière anonyme, afin de garantir la confidentialité des réponses », promet le ministre. CQFD. Toute la question est là. Car si la participation va être anonyme, comment alors se prémunir contre les réponses multiples des citoyens ? Nizar Ben Néji anticipe la question et donne la réponse : « il faut s'inscrire préalablement sur la plateforme en composant un code USSD sur son téléphone portable avec son numéro de carte d'identité, suite à quoi vous recevez un code vous autorisant l'accès à la plateforme. » Donc, si on comprend bien, les réponses ne vont plus être anonymes puisqu'on est obligé de donner sa carte d'identité ? Non, affirme le ministre, les réponses seront anonymes et on pourra éventuellement éliminer les codes secrets au bout de trois mois, car ce qui nous intéresse, ce sont les réponses des citoyens.
Peut-on croire à ces belles paroles ? Sachant qu'outre la carte d'identité, la plateforme vous demande également votre adresse mail, le doute est permis. Les réponses ne seront pas et ne peuvent pas être anonymes et on ne peut pas croire le ministre, en dépit de sa sincérité. Pourquoi ? Parce que son donneur d'ordre, le président de la République, n'a pas de parole ! N'est-ce pas lui qui a juré sur le coran de respecter la constitution à la lettre avant de se parjurer ? N'est-ce pas lui qui a promis de dévoiler les noms et d'arrêter ces escrocs qui ont volé des milliards au peuple et n'a toujours pas donné de noms ? N'est-ce pas lui qui a parlé de projets d'assassinat le visant fomentés par des traîtres et des pays étrangers sans jamais donner l'identité d'un seul traître, ni dévoilé le nom d'un seul pays ? Bref, le président n'a plus aucune crédibilité et on n'est pas obligé de le croire quand son ministre affirme que les réponses de la consultation populaire seront anonymes.
En quoi cette absence d'anonymat est dangereuse ? La bataille de tous les pays du monde tourne autour de la data, c'est-à-dire les données personnelles des gens. Les géants internationaux Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (Gafam) cherchent à savoir ce que vous consommez, ce que vous fréquentez, ce que vous appréciez… En postant une simple photo devant son repas sur les réseaux sociaux, cela permet aux Gafam de connaitre votre âge, votre genre, vos préférences culinaires et vestimentaires, votre maquillage, etc. Grâce à tout cela, les annonceurs vous assaillent en produits… Amazon a fait le pari (réussi) de pousser à acheter ses produits avec un seul et unique clic, tellement ils ont de données sur les préférences de leurs clients et connaissent, à l'avance et avec exactitude, leurs besoins. D'une manière générale, avec les données recueillies sur la plateforme de la consultation populaire, Kaïs Saïed va obtenir les orientations des Tunisiens avec un classement par région, par genre et par tranche d'âge. Il pourra dès lors orienter son propre programme électoral en fonction de ces données, le tout obtenu avec les moyens de l'Etat. Ça ne vous rappelle pas le scandale Facebook-Cambridge Analytica qui a ébranlé les Etats-Unis en 2018 ? On a alors détourné les données personnelles de 87 millions d'utilisateurs de Facebook pour influencer le vote en faveur d'hommes politiques. Avec cette plateforme populaire, Kaïs Saïed s'apprête, avec la complicité de son ministre Nizar Ben Néji, à détourner les données personnelles de plusieurs millions de Tunisiens, que ces données soient anonymes ou pas. Il entend en deux mois et vingt jours faire mieux que l'ensemble des sociétés de sondage d'opinion de la planète et même mieux que Facebook. Même si M. Ben Néji dit vrai et que les données recueillies vont être anonymes, ce qu'il s'apprête à faire est très grave et tombe sous le coup de la loi dans un pays normal. Si l'on ajoute le risque (réel) que les données ne soient pas anonymes, c'est encore plus grave. Là, il va permettre à Kaïs Saïed de connaitre avec exactitude quelles sont les orientations politiques, religieuses ou autres de tout individu. Il suffit qu'il le demande pour qu'on lui fournisse, à partir de notre carte d'identité, quelles ont été nos réponses ! Nizar Ben Néji a beau dire non, il sait parfaitement qu'il ne dira pas non au président de la République si jamais il lui demande les réponses de X ou Y, quelles sont les orientations de telle ou autre région ou encore quelles sont les orientations générales des 18-24 ans. Kaïs Saïed a d'ailleurs un précédent en matière de détournement de données personnelles puisqu'il a ordonné la saisie de tous les documents de l'Instance nationale de lutte contre la corruption. A ce jour, on ne sait toujours pas ce qu'il a fait des centaines de milliers de dossiers déposés à cette instance. Pourtant, force est de rappeler que l'anonymat est totalement garanti par la loi dans le cas de l'Inlucc. Malgré la gravité de cette consultation populaire, la classe politique est étrangement silencieuse. Il n'y a que la présidente du PDL Abir Moussi qui a crié au scandale. Elle a envoyé le 23 novembre dernier un huissier notaire chez le ministre Nizar Ben Néji pour l'avertir de la gravité des faits qu'il s'apprête à commettre qui sont en violation flagrante de l'article 96 du code pénal. Au moins, car l'entreprise du ministre viole une série d'autres lois et pas que l'article 96. Faute de crédibilité du pouvoir en place, faute de confiance et de climat de confiance et en l'absence totale de tout climat démocratique et de transparence dans la gestion des deniers publics (il suffit de voir comment a été pondue la Loi de finances), la mise en place de cette plateforme est tout simplement dangereuse et viole la loi et les droits des Tunisiens.