Jeudi 15 septembre, le Journal officiel publie le décret 55-2022 amendant la loi fondamentale 16-2014 relative aux élections et aux référendums. Dans la théorie de la hiérarchie des normes de Hans Kelsen, un décret ne peut pas modifier une loi. Mais on n'en est plus là. Depuis le putsch du 25 juillet 2021, tout devient possible. Ce décret 55 n'a pas amendé la loi de 2014, il l'a détériorée et pervertie. La classe politico-médiatique s'est rendue compte de cela tout de suite et a crié au scandale. Mais cette classe est devenue totalement inaudible. Les Tunisiens sont devenus sourds à tout type d'avertissement sensé et n'écoutent plus que le président et son cortège d'obligés et de courtisans. Un Ahmed Chaftar est plus crédible qu'un Abdelkefi et un Néjib Dziri est plus convaincant qu'un Zyed Krichen. Continuez à festoyer et à insulter vos intellectuels, plus dure sera la chute. Le décret 55 a été rédigé en entier par le président de la République et par lui seul. Il a bien envoyé une copie aux membres de l'Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), mais il ne leur a même pas donné le temps de la lire et de lui formuler leurs remarques. Dès le lendemain, il a fait publier le décret dans le Jort. Pire, la copie qu'il leur a envoyée est différente de celle publiée.
Ce que tout observateur politique lambda a anticipé depuis le 15 septembre est finalement arrivé. Le nouveau code électoral est difficile à appliquer et ouvre la voie à la fraude. Le 6 octobre, l'Isie publie un communiqué pour indiquer que certains candidats aux législatives ont tenté de frauder pour obtenir des parrainages en utilisant les ressources publiques ou encore en offrant des contreparties pécuniaires ou matérielles pour acheter les parrainages. L'Isie a précisé que le ministère public a autorisé l'ouverture d'une enquête et placé les suspects en garde à vue. Ce n'est que la partie visible de l'iceberg. Depuis quelques jours, on n'entend parler que des prix des parrainages et de l'implication d'agents des mairies dans ce tout nouveau trafic. Du jamais vu. En colère, Kaïs Saïed convoque, dès le lendemain, sa cheffe de gouvernement pour s'entretenir du dossier des manipulations des parrainages. Le chef de l'Etat a mis l'accent, à ce propos, sur la nécessité d'appliquer la loi à pied d'égalité pour tous et de mettre un terme à ce phénomène relatif à l'argent douteux surtout qu'il s'est avéré que nombre des membres des conseils locaux ne se sont pas conformés au rôle qui leur a été dévolu. Le président de la République a réaffirmé que si la législation actuelle en vigueur ne réalise pas ses objectifs, le devoir national sacré nécessite son amendement afin de mettre un terme à ce phénomène condamnable. Et d'ajouter que le but du comportement des personnes arrêtées et traduites devant la justice, comme il a été spécifié par les enquêtes, était de créer la perturbation et l'anarchie parmi les citoyens car ils craignent le verdict des urnes le jour du scrutin prévu le 17 décembre 2022. Really ?
A aucun moment, Kaïs Saïed n'a admis que le manège qu'on observe est de sa faute et uniquement de sa faute. A aucun moment, il ne s'est dit que s'il y a ce manège, c'est parce qu'il a pondu tout seul dans son coin le code électoral, sans consulter personne. A aucun moment, il n'a anticipé le manège. Pourtant, force est de rappeler qu'il est impératif pour tout homme politique d'avoir ce sens de l'anticipation. De la prévision. C'est une règle ! Si tu ne sais pas anticiper, tu ne peux pas être un homme politique, tu ne peux pas être dirigeant, tu ne peux même pas gérer une épicerie. Kaïs Saïed ne reconnait pas ses erreurs, Kaïs Saïed est têtu, Kaïs Saïed ne sait pas anticiper. N'importe quel homme politique vous le dirait, un seul de ces défauts est fatal pour un homme (ou une femme). Que dire si l'on réunit les trois ! On n'en est plus là. Le déroulement des événements fait que Kaïs Saïed veut maintenant amender (tout seul) le code électoral qu'il a lui-même écrit trois semaines plus tôt. Ce qui se passe avec le code électoral s'est déjà passé avec la constitution. Kaïs Saïed l'a écrite tout seul puis il a dû la réviser après publication au Jort. Et la révision a comporté, à son tour, de nouvelles erreurs. Politiques et observateurs ont crié de suite au scandale. Taisez-vous, vous êtes inaudibles messieurs, dames ! Le peuple ne vous reconnait pas, il ne reconnait que Kaïs Saïed et il n'écoute que les Ahmed Chaftar, Ridha Lénine, Néjib Dziri, Kamel Fekih et Riadh Jrad. Grand bien lui fasse !
Soyons pragmatiques et constructifs. Le code électoral est, en l'état, inapplicable. Impossible, pour un candidat, de réunir les 400 parrainages légalisés. Il est anticonstitutionnel, puisqu'il interdit aux binationaux de candidater en Tunisie et ne garantit pas l'égalité entre hommes et femmes. La future assemblée risque fort d'être masculine à une majorité écrasante, voire en totalité. Il est une autoroute pour les contrebandiers et les riches et interdit la participation des partis. Plutôt que de continuer dans cette voie qui fragilise de jour en jour les institutions de l'Etat, j'invite Kaïs Saïed à être cohérent dans sa politique. Techniquement, nous vivons sous une dictature, c'est un fait. Même si les médias sont (encore) libres, le reste des institutions de l'Etat fonctionne à l'identique de la Corée du Nord, de la Chine ou du Nicaragua. Que Kaïs Saïed agisse comme tout dictateur et nomme lui-même les 161 députés de l'assemblée. Qu'il les choisisse selon ses desiderata. Qu'il les désigne comme il a désigné Najla Bouden et ses ministres. Pourquoi faire tout ce théâtre et s'imposer tout ce manège ? Pourquoi la perte de temps et d'argent ? Pourquoi mobiliser les mairies et l'Isie ? Depuis le putsch du 25 juillet, Kaïs Saïed est en train de faire ce qu'il veut de l'Etat, des institutions, de la constitution et des lois. Les ministères de l'Intérieur et de la Défense sont à ses ordres, les magistrats sont à sa botte, l'Isie est devenue une serpillère et le Jort est devenu une sorte de cahier d'écolier dans lequel il écrit ce qui lui passe par la tête. On n'est plus à un détail près. Qu'il nomme directement les députés prêts à vendre leur âme et qu'on en finisse. Il économiserait du temps et de l'argent et il s'exposerait moins au ridicule. De toute façon, et quoi qu'il en soit, il n'en a plus pour longtemps. Les pénuries, le rationnement et l'absence de toute visibilité sur l'avenir finiront par pousser le « grand peuple tunisien » à la grogne et à l'éjecter du palais de Carthage, comme ils l'ont fait avec ses prédécesseurs. Tu peux tromper tout le monde un certain temps, tu peux tromper quelques personnes tout le temps, mais tu ne peux pas tromper tout le monde tout le temps.