Moins de 24 heures après le désaveu cinglant des législatives, Kaïs Saïed donne sa propre lecture du très faible taux de participation. Dans la foulée, il limoge deux ministres pour les remplacer par un général de l'armée de l'air nommé à l'Agriculture et un adversaire déclaré de l'UGTT à l'Education. Quant à la dégradation de la note souveraine par Moody's, le président de la République fait tout simplement l'impasse.
C'est un mépris totalement assumé qu'a opposé Kaïs Saïed ce lundi 30 janvier aux Tunisiens qui ont une lecture différente de la sienne des résultats des législatives. Un mépris des Tunisiens, mais également des institutions. Pour une raison qu'on peine à expliquer, Kaïs Saïed s'est déplacé à la Kasbah, au siège de la Primature, pour expliquer les résultats des législatives du 29 janvier et le taux de participation très bas (11,4%). Un politicien normalement constitué aurait marqué un temps d'arrêt le temps de comprendre l'abstention record des Tunisiens, mais pas Kaïs Saïed qui, au vu du lexique choisi, semble détenir la vérité absolue. D'après lui, « le taux de participation doit être déchiffré d'une manière différente. 90% n'ont pas participé parce que le parlement ne leur dit plus rien. Il faut lire le taux d'abstention et essayer de comprendre pourquoi les Tunisiens n'ont pas voulu participer aux élections malgré le changement du mode du scrutin. C'est parce que pendant les dix dernières années, les Tunisiens ont constaté que le parlement s'est transformé en une institution qui malmène l'Etat. Cet abstentionnisme est, donc, la réaction naturelle à tout cela ». Peut-on avoir une lecture des chiffres différente de la lecture présidentielle ? « Certains commenteront à leur manière, mais cela m'importe peu et ne suscite que le mépris et le dégoût. Notre profondeur populaire est bien plus ancrée que la leur. Ce qu'ils font aujourd'hui s'apparente à de la haute trahison au peuple tunisien, outre leur recours aux forces étrangères. » En clair, soit on adhère à la lecture alambiquée du président, soit le président nous méprise et nous accuse d'être à la solde de l'étranger !
Pourtant, force est de constater que l'interprétation du président de la République est facilement démontable. C'est, à la limite, une lecture primaire digne de la terrasse d'un café populaire. Tout d'abord, il n'y a aucune étude scientifique digne de ce nom qui a été publiée pour expliquer l'abstention de 90% du corps électoral. Il n'y a même pas eu de sondage d'opinion, les statisticiens ne peuvent se risquer à ce genre d'exercice, sous peine de tomber sous le fameux décret 54 liberticide imposé par Kaïs Saïed en septembre dernier. À défaut d'étude, à défaut de sondage, à défaut de démonstration détaillée, la lecture immédiate des résultats des législatives s'apparente davantage, donc, à une discussion de café. Les propos présidentiels brillent ensuite par leur inexactitude. C'est faux que de dire que les Tunisiens se sont abstenus parce que le parlement ne leur dit plus rien et que celui-ci était en train de malmener l'Etat. Bon à rappeler au président, le parlement de 2011 a malmené l'Etat et provoqué l'ire des Tunisiens et, pourtant, il y a eu 68,36% de participation en 2014. Le parlement de 2014 a également brillé par ses pitreries et ceci n'a pas découragé pour autant les Tunisiens puisqu'on a enregistré un taux de 41,7% aux législatives de 2019. Sautant du coq à l'âne, le président évoque le référendum du 25 juillet 2022 et justifie le faible taux de participation (30,5%) par le fait que ce soit un jour de congé. C'est juste une lapalissade puisque l'ensemble des élections se sont déroulées un jour de congé ! En vérité, le président refuse catégoriquement l'hypothèse de la non-adhésion totale d'une très large majorité des Tunisiens à son programme, son mode de scrutin, son exclusion des partis et sa façon de faire de la politique. L'hypothèse que les Tunisiens veulent une démocratie ordinaire à l'instar de celle observée dans les pays civilisés semble déranger Kaïs Saïed. Même si Kaïs Saïed feint de l'ignorer, les Tunisiens savent pertinemment qu'il y a des débats houleux dans tous les parlements du monde. Des agressions verbales et physiques et un régime malmené au parlement n'a rien d'exclusif à la Tunisie. En revanche, un pays qui fonctionne sans partis, sans lobbys et sans argent politique, cela n'existe nulle part.
Deuxième activité de la journée présidentielle du lundi 30 janvier 2023, le limogeage humiliant de deux ministres. Celui de l'Education, Fethi Sellaouti, a été remplacé par le syndicaliste Mohamed Ali Boughdiri et celui de l'Agriculture, Mahmoud Elyes Hamza, a été remplacé par un général de l'Armée de l'air, Abdelmonem Belati. Ce remaniement ministériel restreint interpelle pour plusieurs raisons. Tout d'abord, comment expliquer que la cheffe du gouvernement soit épargnée alors que son gouvernement n'a rien réalisé depuis près d'un an et demi ! Absolument rien ! Premier responsable des pénuries, de l'inflation et de la dégradation de la note souveraine de la Tunisie, il est bon de rappeler au président de la République que Najla Bouden n'a même pas été capable d'obtenir un crédit du FMI, ni même de présenter son dossier dans les temps. En se déplaçant lui-même à la Kasbah, comme pour l'adouber, le président oppose un mépris aux Tunisiens ! C'est un peu comme s'il leur disait, elle a beau être responsable de vos malheurs et de votre perte de pouvoir d'achat, je la confirme quand même. Par ailleurs, en nommant Mohamed Ali Boughdiri, Kaïs Saïed oppose également un mépris à la centrale syndicale UGTT. Ce n'est un secret pour personne que M. Boughdiri est l'adversaire premier de Noureddine Taboubi, secrétaire général de l'UGTT. Cherche-t-il à monter les syndicalistes les uns contre les autres, cherche-t-il une confrontation directe avec la centrale, envoie-t-il un message de toute puissance au-dessus de tout le monde ? Quelle que soit la lecture qu'on puisse faire de cette nomination, on ne lui trouve rien de positif. Enfin, la nomination de M. Belati est à la fois intrigante et inquiétante. Intrigante, car le monsieur a atteint l'âge de la retraite (il est né en février 1960). Dans ses différents discours, le président de la République n'a cessé de clamer haut et fort qu'il veut donner de la place aux jeunes, mais curieusement, il fait appel à un hypothétique retraité pour diriger les affaires de l'Agriculture. Autre point intrigant, la biographie de Abdelmonem Belati est honorable, certes, mais elle ne montre aucune expérience ou savoir-faire en matière agricole. En nommant un militaire à la tête de ce département, Kaïs Saïed semble privilégier l'allégeance et la loyauté, mais aussi la fermeté. Dans les discussions de café, il est commun de dire qu'il faut nommer un militaire pour obtenir de l'ordre et mettre tout le monde au pas. Avec cette nomination, le président donne corps à ce fantasme populaire. Cela dit, la nomination de M. Belati est inquiétante car la place de l'armée tunisienne a toujours été dans les casernes. Bien que ce ne soit pas une première, nommer un militaire dans le gouvernement est inquiétant. Les valeureux officiers tunisiens ont été formés pour servir les trois armées et non pour travailler dans le gouvernement et l'administration. Ils ont été formés pour protéger l'Etat et non pour le servir. Quelles que soient les compétences de M. Belati, celles-ci doivent sans aucun doute mieux servir l'armée que le gouvernement. Pour preuve, l'ancien poste extrêmement important de M. Belati au sein de l'armée en tant qu'inspecteur général des forces armées.
Ces considérations d'ordre politico-stratégique sont toutes balayées d'un trait par Kaïs Saïed, bien entendu. Il a ses idées fixes et il s'y tient ! Si on lui oppose une quelconque objection, il répond par le mépris et l'injure. En revanche, il brille par son absence totale et son silence criard devant les vrais problèmes des Tunisiens : l'inflation, les pénuries, les grèves, les revendications syndicales, etc. Pire, il ne dit absolument rien sur les perspectives négatives de la Tunisie, telles que pronostiquées, vendredi dernier par l'agence de notation internationale Moody's. Kaïs Saïed est dans son univers. Un univers tout simple qui s'apparente davantage à un café populaire du siècle dernier où il déguste son capucin qu'une Tunisie réelle du XXIe siècle.