Plus que toute autre arrestation, celle de l'homme d'affaires et lobbyiste Kamel Letaïef est celle qui a provoqué le plus de réactions de joie sur les réseaux sociaux. Qui est réellement cet homme ? Aussitôt l'annonce de son arrestation révélée, les réseaux sociaux tunisiens se sont déchaînés pour exprimer une joie mauvaise bien de chez nous. Kamel Letaïef est une des personnalités les plus énigmatiques de Tunisie. Pour bien justifier leur joie mauvaise, des milliers de pages ont publié ce week-end des listes de ses propriétés. On frise vraiment le ridicule, puisqu'on y trouve carrément des institutions publiques, des dizaines d'hôtels et de banques aux propriétaires pourtant connus. Dans ces pages, tout est fait pour exagérer et mythifier un homme mystérieux pour les Tunisiens, mais très bien connu dans le milieu médiatico-politique. Tellement connu qu'il a été cité par tous les régimes quand ils étaient en crise. Diabolisant tout ce qui est énigmatique, la foule s'est donc bien déchaînée ce week-end, au lendemain de l'arrestation à son domicile à Sidi Boussaïd de l'homme d'affaires et lobbyiste.
Né en 1955 à Hammam Sousse et père de deux vingtenaires, le nom de Kamel Letaïef a été cité la première fois dans la sphère politico-médiatique dans les années 1990. Il était un ami très proche de Zine El Abidine Ben Ali, alors président de la République L'amitié entre MM. Ben Ali et Letaïef était tellement solide qu'il a été sollicité la veille du putsch du 7 novembre 1987, alors qu'il n'avait encore que 32 ans. Le 6 novembre, M. Letaïef était au domicile de celui qui était encore Premier ministre et ministre de l'Intérieur, à la rue du 1er juin à Mutuelleville et c'est avec lui et Habib Ammar (alors chef de la Garde nationale) que le putsch médical en velours a été peaufiné. Kamel Letaïef a toujours été dans les sphères politiques, mais jamais dans la politique politicienne. On ne lui connait aucune appartenance partisane, ni avant ni après le putsch du 7-Novembre, ni après la révolution du 14-Janvier. Il est riche et il doit sa fortune à un héritage paternel, fondateur des entreprises éponymes. Héritage qu'il a soigneusement entretenu et fait prospérer sous sa direction et celle de son défunt frère. Les affaires marchaient bien ce qui offre à l'entrepreneur beaucoup de temps libre pour s'adonner à sa grande passion : la politique. Mais il est plus malin que les politiciens classiques, sa spécialité à lui c'est le lobbying. Dans son bureau à Lafayette (rue de Beyrouth) puis à la Soukra, il reçoit du matin au soir les plus hauts cadres de l'Etat, qu'ils soient politiciens ou pas. Sécuritaires, diplomates, magistrats, journalistes, patrons de presse, l'éventail de ses relations est très large. « Un Bottin à lui tout seul », commente, amusé, feu Béji Caïd Essebsi, qui fut un de ses proches amis. Il sait tout sur tout et il adore rendre service aux uns et aux autres. Il en rendra un bon paquet à Zine El Abidine Ben Ali qui le consultait systématiquement avant certaines nominations, que ce soit au gouvernement ou dans les postes élevés. Ce large carnet d'adresses a bien servi l'ancien président jusqu'au jour où il lui affirme sa désapprobation totale de sa toute nouvelle relation avec Leïla Trabelsi. Kamel Letaïef connait très bien, un peu trop bien, celle qui est devenue par la suite la première dame et il a jugé que cette relation ne pouvait que nuire à son ami. On était au début des années 90 et il avait raison un peu trop tôt. C'était suffisant pour qu'il tombe en disgrâce et séjourne quelque temps en prison. Relâché grâce à l'intervention de l'une des filles de Ben Ali, Kamel Letaïef a perdu tout contact avec l'ancien président jusqu'en 2011 quand ce dernier l'a appelé au secours pour faire face à la grogne et les manifestations populaires. C'était trop tard. Zine El Abidine Ben Ali est parti et Kamel Letaïef est resté.
Ce départ l'a remis sur la scène, bien qu'il ne l'ait jamais vraiment quittée. Sollicité par l'ancien président Foued Mbazâa, pour trouver une solution au blocage révolutionnaire et le sit-in de la Kasbah, Kamel Letaïef proposa son ami Béji Caïd Essebsi pour la primature. Choix gagnant, ce dernier avait pour mission de détendre l'atmosphère et de mener le pays vers des élections libres et transparentes. Le grand retour de Kamel Letaïef sur la scène est acté, son bureau est de nouveau la Mecque de tout ce que le pays peut compter comme compétences, mais aussi comme opportunistes. Des avocats de renom comme Ahmed Néjib Chebbi, Lazhar Akremi, Radhia Nasraoui et Mabrouk Korchid, les plus hauts magistrats, d'anciens et futurs ministres, des journalistes et patrons de presse, les plus hauts sécuritaires, etc. Un seul point commun à tout ce beau monde : l'amour pour la Tunisie, telle qu'ils la voient. Et comment la voient-ils ? Débarrassée des islamistes, des opportunistes et des incompétents. Ce très large carnet d'adresses et ces rencontres quotidiennes ont facilité les prises de décisions de plusieurs hauts responsables aussi bien en 2011 que les années suivantes. Kamel Letaïef est là pour conseiller et orienter, sans plus. Il n'est pas rétribué et il ne rétribue pas. Il sait rendre service aux uns et aux autres, en revanche. C'est sa plus grande qualité, mais aussi sa plus grande force. Et ces services sont, le plus souvent, de haute facture. Fort conscients de son influence et de sa force de frappe, les dirigeants de la troïka (2011-2014) l'ont mis en ligne de mire avec pour objectif déclaré de le détruire. Les islamistes et les soi-disant révolutionnaires ont mis les bouchées doubles pour le déstabiliser et l'emprisonner. Son journal d'appels téléphoniques a été publié dans les médias, on lui a attribué des pouvoirs insensés, on l'a traité de voleur et corrompu, on a violé son domicile en présence des caméras d'Al Jazeera, on lui a monté un procès de toutes pièces, l'accusant de complot contre l'Etat. En bref, on l'a diabolisé à fond durant ces années, comme pour dire au peuple qu'il est responsable de toutes les misères qu'endurait à l'époque la troïka. Il était, à leurs yeux, l'homme premier de la contrerévolution, des antichambres obscures, des sionistes, des francs-maçons et du trou de la couche d'ozone, s'il le faut. « Mentez, mentez, il restera toujours quelque chose », cette diabolisation à outrance des dirigeants de la troïka a laissé des traces jusqu'en 2023. Dans l'imaginaire populaire, l'homme de l'ombre Kamel Letaïef est l'un des responsables des maux du pays. Ce n'est donc pas surprenant que Kaïs Saïed réintroduise cette carte sur la scène publique. Kamel Letaïef est l'homme parfait pour être le bouc émissaire des nombreuses misères qu'endure le régime putschiste de l'actuel président. Comme au temps de la troïka, on joue sur les mots et on crée l'amalgame. Faire de la politique et du lobbying est assimilé à un complot contre l'Etat. S'opposer au régime en place est synonyme de conspiration contre la République. Le patriotisme est dénié en faveur de la traîtrise. L'amalgame marche à merveille, la population crédule est prête à croire qu'il y a bel et bien une machination dans l'ombre. Comme un peu partout dans le monde, on adore et on croit volontiers aux théories du complot, y compris les plus improbables.
En dépit de cette réputation sulfureuse, auprès des personnes crédules, Kamel Letaïef jouit d'une excellente image auprès de tous ceux qui l'ont connu vraiment, de près ou de loin. On décrit un homme patriote et féru de politique, point. Il sait rendre service à ses amis, mais c'est toujours corrélé à une seule et unique antienne, l'amour de la patrie, telle qu'il la voit. Pour lui, l'Etat ne doit et ne peut être gouverné que par des compétences patriotes. À ses yeux, les islamistes ne le sont pas vu qu'ils ont pour objectif de construire la Umma ou le califat. Ces vérités, dont témoignent des centaines des plus hauts cadres de l'Etat et les journalistes, sont balayées d'un trait par le reste de la population éloignée des hautes sphères et n'aimant pas qu'on vienne contester son imaginaire collectif, aussi foireux soit-il. Elle prête de grands pouvoirs hégémoniques au bonhomme et elle est convaincue de cela. Pourtant, force est de rappeler que l'efficacité de Kamel Letaïef est toute relative. En 2011, il a soutenu le couple Ahmed Néjib Chebbi et Maya Jribi, ainsi que son ami Hamma Hammami et il a échoué. En 2014, il a mis tout son poids pour soutenir Béji Caïd Essebsi et c'était un succès, certes, mais BCE bénéficiait déjà d'une très forte popularité. En 2019, ses services étaient en faveur de l'ancien ministre de la Défense Abdelkrim Zbidi et ce fut un échec. Ceci démontre les limites du système Letaïef. Il est efficace, certes, mais pas toujours. Il est influent, certes, mais pas tout le temps.