Après avoir mis les opposants en prison, le régime putschiste poursuit maintenant leurs avocats. Se trouvant mêlés à des affaires judiciaires montées de toutes pièces, les robes noires se trouvent obligées de se consacrer à leur propre défense avant de s'occuper de leurs clients politiques. En dépit de la multiplication des poursuites, l'Ordre des avocats refuse de surenchérir et d'entrer en confrontation avec le régime. S'il y a une corporation dont on est sûr qu'elle défendra les libertés jusqu'au bout, c'est bel et bien celle des avocats. Elle est là avant tout le monde et monte au créneau dès le premier jour quand il s'agit de défendre une affaire de libertés. Bien avant les syndicalistes de l'UGTT, les journalistes du SNJT, les magistrats de l'AMT et les différentes ONG. Elle est également là après tout le monde et ne se calme que lorsque les prévenus sont libres. Pendant que les autres corporations et organisations se murent dans le silence (Utica, Utap, UNFT, experts comptables, médecins, architectes, ingénieurs…), celle des avocats est toujours bruyante et marque systématiquement sa présence quand les libertés fondamentales du pays sont menacées. Et c'est le cas en Tunisie depuis le putsch du 25 juillet 2021. Dès les premiers jours, le régime s'est attaqué à une grande figure des avocats, Chawki Tabib, ancien président de l'Instance de lutte contre la corruption, qu'il a assigné à résidence sans raison pendant quelques semaines. À ce jour, on ignore encore les raisons. Pire, Kaïs Saïed l'a épinglé (sans le citer) en insinuant qu'il est corrompu détenant des richesses à l'origine inconnue. Me Tabib ne s'est pas laissé faire et a bien défendu son honneur dans les médias. Mais le mal est fait, une fois l'orage passé, l'ancien bâtonnier a choisi la discrétion totale. Jadis grand habitué des médias, on ne voit Chawki Tabib nulle part désormais. L'avertissement est reçu 5/5 par l'intéressé, mais pas par le reste de la corporation. Le 31 décembre 2021, le régime arrête puis détient en toute illégalité l'avocat islamiste Noureddine Bhiri, ancien ministre de la Justice. Le régime l'accuse de terrorisme et d'une sombre affaire d'octroi de nationalité. L'affaire fait pschitt après quelques semaines de grève de la faim de Me Bhiri. Entre-temps, elle n'a pas manqué de faire quelques dégâts dont l'ancien bâtonnier Abderrazek KIlani a fait les frais. Parce qu'il a défendu Me Bhiri devant la police et a exigé de lui rendre visite, Me Kilani s'est retrouvé en prison accusé d'outrage à un fonctionnaire public pendant l'exercice de ses fonctions. Il a été libéré après quelques semaines de détention et condamné, plus tard, à un an de prison avec sursis. Me Kilani se montre plus prudent, depuis, et mesure ses propos quand il s'agit de critiquer le régime. Cette période coïncide avec le mandat de Brahim Bouderbala à la tête de l'Ordre des avocats. Ce dernier agissait contre ses pairs et faisait preuve d'une servitude hors norme pour le régime de Kaïs Saïed. Le bras de fer entre les avocats défenseurs des libertés et leur bâtonnier a découragé plus d'un à s'opposer à Kaïs Saïed. Me Bouderbala récoltera rapidement les dividendes de son asservissement puisqu'il sera élu, début 2023, à la tête de l'assemblée nationale.
Février 2023, le régime joue l'escalade en procédant à l'arrestation de plusieurs personnalités politiques les accusant de complot contre l'Etat. La vague d'arrestations s'est accompagnée, le plus naturellement du monde, par la mobilisation des avocats défenseurs des libertés. On les voyait partout dans les médias pour attaquer frontalement le régime, et notamment le président de la République et la ministre de la Justice. Ne se laissant pas intimider, et dans une tentative de limiter leur capacité de nuisance, le régime procède à l'arrestation de certains des avocats qui défendent ces personnalités en leur collant, à leur tour, l'accusation de complot contre l'Etat. À la trappe, Ghazi Chaouachi, ancien ministre des Domaines de l'Etat, Lazhar Akremi, ancien secrétaire d'Etat à l'Intérieur, Ridha Belhaj, ancien chef de cabinet de la présidence de la République et Noureddine Bhiri, ancien ministre de la Justice. Ceux qui sont restés dehors ont été intimidés par une série de plaintes judiciaires déposées par le régime ou ses sujets. La liste (non exhaustive) comprend notamment Saïda Akremi, Samir Dilou, Anouar Ouled Ali, Mohamed Sami Triki, Malek Ammar, Naceur Harrabi, Mohsen Sahbani, Monia Bouali, Ramzi Ben Dia, Nizar Toumi, Ines Harrath, Abderraouf Aba et, de nouveau, Abderrazek Kilani. En parallèle, des peines sévères de prison sont prononcées contre des avocats hostiles au régime, notamment Seïf Eddine Makhlouf et Mehdi Zagrouba qu'on accuse d'outrage à magistrat ou à un fonctionnaire public. Pourtant, force est de rappeler que Me Makhlouf est poursuivi dans des affaires de droit commun, mais le régime a choisi de le mettre en prison pour des faits liés à l'exercice de ses fonctions. Après avoir purgé sa peine et sorti de prison, il a été condamné, une nouvelle fois, cette semaine à vingt mois de prison. Quant à Me Zagrouba, il a beau avoir purgé sa peine, lui aussi, le régime lui a collé de nouvelles affaires, à cause de ses déclarations médiatiques ou posts Facebook. Poursuivi sur la base du décret 54 liberticide, Me Zagrouba risque jusqu'à dix ans de prison. Il a annoncé, le 23 mai, entamer une grève de la faim sauvage pour dénoncer le harcèlement judiciaire de la ministre de la Justice.
Ces condamnations et mises sous écrou n'ont pas intimidé les autres avocats, loin s'en faut. Le comité de défense des personnalités politiques a continué à occuper le devant de la scène, notamment les avocats Ahmed Néjib Chebbi et Islem Hamza. Ne se laissant pas intimider, le régime leur a collé, à leur tour, une affaire judiciaire sur la base de motifs fallacieux en rapport avec l'exercice de leurs fonctions. L'information date de cette semaine. Convoqués pour aujourd'hui, vendredi 16 juin 2023, ils risquent d'être arrêtés. Autres membres du comité de défense à qui on a collé des affaires tirées par les cheveux, Abdelaziz Essid et Ayachi Hammami, deux avocats célèbres et très habitués des médias. À d'autres, moins visibles médiatiquement, le régime joue une carte plus discrète en décidant de simples interdictions de voyage. De guerre lasse, l'avocate-militante et ancienne députée Bochra Belhadj Hmida a choisi le chemin de l'exil et ce après avoir constaté que son nom est cité dans une des quatre affaires de complot contre l'Etat. Le régime ne cible pas que les avocats qui lui sont hostiles, il attaque également ceux qui le défendent et croient en sa politique comme c'est le cas de Maya Ksouri poursuivie, elle aussi, dans l'affaire de complot.
En dépit de la multiplication des poursuites, l'Ordre des avocats refuse la carte de la confrontation avec le régime. Le bâtonnier Hatem Mziou semble s'inscrire dans la ligne de son prédécesseur Brahim Bouderbala plutôt que celle de bâtonniers plus combatifs comme Béchir Essid, Chawki Tabib ou Mohamed Fadhel Mahfoudh. Les procédures ont beau être violées, les poursuites ont beau être en rapport avec l'exercice de la profession Me Mziou continue à dire qu'on est dans un Etat de droit. C'est triste à constater, mais les avocats défenseurs des droits et des libertés semblent être seuls livrés à eux-mêmes, incapables de se concentrer totalement sur les affaires de leurs clients puisqu'ils sont eux-mêmes poursuivis. Si l'on convient que le mandat de Brahim Bouderbala est l'un des pires dans l'Histoire de l'Ordre des avocats, l'actuel de Hatem Mziou n'en est pas beaucoup éloigné.
Raouf Ben Hédi
Liste des avocats en prison : Ghazi Chaouachi Lazhar Akremi Ridha Belhaj Noureddine Bhiri
Liste non exhaustive des avocats poursuivis : Saïda Akremi Samir Dilou Anouar Ouled Ali Mohamed Sami Triki Malek Ammar Naceur Harrabi Mohsen Sahbani Monia Bouali Ramzi Ben Dia Nizar Toumi Ines Harrath Abderraouf Aba Abderrazek Kilani Seïf Eddine Makhlouf Mehdi Zagrouba Islem Hamza Abdelaziz Essid Bochra Belhadj Hmida Maya Ksouri