Depuis le 1eraoût, le pain se fait très rare dans les boulangeries homologuées. Quand elles ne sont pas fermées, les boulangeries dites modernes n'en proposent que deux ou trois variétés. En cause, les décisions du président de la République qui ne veut plus qu'il y ait un pain pour les riches et un autre pour les pauvres. Première en Tunisie et peut-être unique au monde, un président de la République qui met son nez dans le pain que mangent ses compatriotes et décide, pour eux, quel type de pain ils doivent manger. Depuis le 1er août, et comme tout un chacun peut le constater dans son quartier, les files d'attente sont longues, très longues, devant les boulangeries dites traditionnelles ou homologuées. D'habitude, ces boulangeries proposaient une grande variété de pain pour tous les goûts et pour tous les besoins. Au son, à la semoule, sans sel, aux olives et oignon, aux céréales, le pain noir complet, etc. Les prix varient et dépassent, quelquefois, un dinar. Depuis le 1er août, ordre a été donné pour qu'elles n'en livrent que les baguettes subventionnées au prix de 0,190 dinar. Du côté des boulangeries non homologuées, dites modernes, on propose quasiment les mêmes produits avec, parfois, une meilleure qualité et un prix plus élevé atteignant rarement les deux dinars.
Selon les classiques et universelles lois du marché de l'offre et de la demande, le marché était bien régulé et chacun trouvait son compte jusqu'à ce que quelques énergumènes commencent à magouiller. Contrairement aux boulangeries modernes, les boulangeries homologuées se fournissent, auprès des services de l'Etat, en farine subventionnée et c'est ce qui leur permet de vendre la baguette au prix modique de 0,190 dinar. Parce que l'Etat ne leur a pas versé leurs dus depuis quatorze mois, et parce qu'elles doivent boucler leurs fins de mois, elles ont réduit drastiquement les quantités de ces baguettes au profit des pains plus onéreux. 3317 boulangeries sont concernées par ces dus totalisant 262 millions de dinars, soit près de 79 mille dinars par boulangerie. D'autres boulangeries homologuées, ne maîtrisant pas totalement la fabrication du pain onéreux, ont préféré vendre leur farine subventionnée aux boulangeries modernes ne proposant, du coup, qu'une quantité infime de baguettes à 0,190 dinar. Ces petites magouilles ont déstabilisé le marché de telle sorte que la baguette subventionnée est devenue rare. Il fallait réguler le marché en fournissant davantage de farine subventionnée, mais le ministère du Commerce, soucieux des équilibres de la caisse de compensation, s'est refusé à le faire.
La crise a duré plusieurs semaines, jusqu'à ce que le président de la République s'empare du problème le jeudi 27 juillet. Comme souvent, Kaïs Saïed fait des constats justes. Là où il échoue, c'est dans les propositions de solutions efficaces et concrètes. Dans sa réunion avec la cheffe du gouvernement (limogée depuis) et la ministre des Finances, et en l'absence de la ministre du Commerce (première intéressée par le sujet), Kaïs Saïed a bien dressé la situation et a montré qu'il a clairement compris le problème. Après avoir constaté qu'il y a désormais du pain pour les riches et du pain pour les pauvres, il a décidé que les boulangeries classiques ne devaient plus vendre d'autres produits que les baguettes. Quant aux boulangeries modernes, elles ne doivent plus proposer de pain ! A lire également Kaïs Saïed : le pain des Tunisiens est une ligne rouge ! La décision présidentielle a été concrétisée par l'arrêté ministériel de la ministre du Commerce datant du 1er août actant la suspension immédiate de la vente de la farine fine PS-7 et de la semoule au profit des boulangeries non classées dites boulangeries modernes. « Cette procédure est conforme à la réglementation en vigueur et relève des attributions du ministère (…) elle est appliquée auprès de tous les professionnels des secteurs qui utilisent les produits subventionnés si des manquements sont observés ou dans le cas d'arrêts d'activité circonstanciels ou définitifs. Il s'agit de préserver les produits subventionnés et d'éviter toute manipulation éventuelle de leurs usages et de leur destination » a souligné le ministère. Le résultat ne s'est pas fait attendre, quelque 1500 boulangeries ont été condamnées à fermer et 18 mille employés sont au chômage, d'après Mohamed Jamali, président du groupement des boulangeries modernes relevant de la Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (Conect). Les 1er, 2 et 3 août, des brigades conjointes entre le ministère du Commerce et de l'Intérieur faisaient le tour des boulangeries dites modernes les menaçant de saisie de matériel si elles continuaient à vendre du pain. Depuis, on ne compte plus les files d'attente devant les boulangeries classiques ouvertes qui ne proposent plus que les baguettes à 0,190 dinar. Pour les rares boulangeries modernes ouvertes, les pains sont rares et écoulés au compte-goutte. Quant aux prix, ils ont bien grimpé. Le pain à la semoule, par exemple, vendu précédemment entre 0,4 et 0,5 dinars est proposé désormais à 0,7 dinars, soit autour de 50% d'augmentation, comme Business News a eu à le constater.
La décision irréfléchie de Kaïs Saïed suivie par l'application aveugle de la ministre du Commerce (qui craint d'être éjectée avec le remaniement attendu ces prochains jours) a déréglé tout le marché. Avant, la baguette à 0,190 dinar se faisait rare, mais le pain onéreux était disponible partout. Maintenant, la baguette est encore plus rare et il n'y a plus de pain onéreux. Au lieu de faire en sorte que les pauvres aient leur pain comme les riches (il s'agit là de reprendre le lexique du président de la République), Kaïs Saïed a fait que les riches n'aient plus de pain comme les pauvres. C'était plus que prévisible. N'importe qui pouvait le voir. Ensemble, les boulangeries classiques et modernes écoulaient un certain nombre de pains tous les jours. Du jour au lendemain, les premières devaient écouler les mêmes quantités de baguettes, mais sans proposer les autres variétés, alors que les secondes sont tout simplement fermées. Les clients de ces boulangeries modernes se trouvent dans l'obligation de se diriger vers les boulangeries classiques pour acheter un pain à la farine blanche qu'ils n'aiment pas et qu'ils ne trouveront même pas, puisque celles-ci ont déjà du mal à satisfaire leur clientèle traditionnelle. Tout cela sans parler de la violation (unique au monde) du droit du citoyen de manger ce qu'il veut. Pour des raisons de santé ou de confort, certains ne veulent pas de la baguette à la farine blanche et préfèrent d'autres types de pain, plus diététiques. En attaquant brutalement le secteur, et en proposant des solutions à la hussarde, Kaïs Saïed a agi comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Il a clivé les Tunisiens entre riches et pauvres, il a stigmatisé les boulangers (loin d'être des anges par ailleurs) et il a déstabilisé tout le circuit de vente. Aujourd'hui, vendredi 4 août, tout comme les trois précédents jours, trouver du pain est devenu un véritable parcours du combattant pour le Tunisien. Merci monsieur le président !
Raouf Ben Hédi
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