Après Zied El Heni la semaine dernière, c'est au tour de l'avocat Bechir Manoubi Ferchichi d'avoir des démêlées avec la justice. Il a frôlé de peu le mandat de dépôt et il n'a dû son salut qu'à la mobilisation immédiate de sa corporation et des médias. Bechir Manoubi Ferchichi est ce qu'on peut appeler un ténor du barreau en matière pénale. Avec plus de quarante ans d'expérience à son actif, il est un des avocats les plus respectés en Tunisie aussi bien par ses pairs que par les magistrats, mais également par ses étudiants, puisqu'il est aussi un enseignant universitaire. Bechir Manoubi Ferchichi ne fait pas partie de ces enseignants qui n'ont pas fini leurs études et passent leurs journées à dicter bêtement des cours et le reste de la journée à la buvette de la fac, il fait partie des chercheurs qui confectionnent les lois, les analysent, font des comparatifs et vont au fond des sujets. C'est pour l'ensemble de son œuvre que Bechir Manoubi Ferchichi est respecté. Ce n'est ni pour ses beaux yeux, ni pour sa belle calligraphie et encore moins pour sa diction quand il parle l'arabe littéraire à la télévision. Sur le plan strictement humain, et alors que je l'ai eu en tant qu'adversaire dans une de mes multiples affaires judiciaires, il était des plus aimables et des plus conciliants. C'est pour l'ensemble de son œuvre que Bechir Manoubi Ferchichi est considéré comme sacré. Idem pour Zied El Heni et ses trente ans de militantisme journalistique.
Dans toutes les sociétés du monde développé, il y a des personnes qui sont élues sacrées à travers les époques. Elles sont considérées comme telles au vu de ce qu'elles ont donné à leurs pays. On leur érige des statues, on les sacre avec des prix gratifiants, on publie des livres à leur gloire et leurs noms sont donnés à de grandes artères. Dans nos contrées sous-développées, il n'y a qu'une devise et une seule : « nul n'est prophète en son pays ». On jalouse ceux qui brillent, on emploie les termes les plus réducteurs à ceux qui rayonnent et on salit ceux qui réussissent. Si une femme monte dans les échelons de son travail, c'est qu'elle couche avec le patron. Si un homme d'affaires s'enrichit, c'est qu'il est un voleur. Si untel obtient une licence, c'est qu'il est corrupteur. Si un médecin excelle, c'est qu'il est corrompu par les laboratoires. Si un enseignant a de bons résultats avec ses élèves, c'est grâce aux cours particuliers qu'il donne. Si un média a de l'audience, c'est qu'il est la merci des politiques et du capital. Si un sportif fait une performance, c'est qu'il est dopé. Il y a systématiquement une réponse réductrice que la plèbe oppose au succès et à la notoriété des siens. Dans nos contrées, quand quelqu'un réussit, on fait tout pour le casser afin de prendre sa place. Dans les contrées développées, quand quelqu'un réussit, on fait tout pour savoir comment il a fait afin de gagner une place comme lui. Chez nous, on n'aime pas le succès, on n'aime pas la richesse, on n'aime pas ce qui brille. On a plus d'empathie pour les pauvres et les exclus de la société parce qu'ils nous offrent la possibilité de se considérer supérieurs à eux. Quant aux riches et aux vainqueurs, ils nous font sentir notre infériorité et notre faiblesse. On n'essaie pas de comprendre pourquoi untel a réussi, pourquoi il a droit à un traitement particulier, pourquoi il nous est supérieur. On cherche à le rabaisser pour qu'il soit au moins notre égal. Partant, il ne saurait y avoir de sacré chez nous. On refuse qu'il y en ait.
Si moi je suis paresseux, adepte de la procrastination et habitué aux grasses matinées, tout le monde doit être pareil. Si moi je ne réussis pas dans mon travail ou mes études et passe mon temps à la buvette de la fac, tout le monde doit être pareil. Si moi j'achète du pain compensé à deux cents millimes, personne ne doit acheter du pain onéreux à la semoule ou complet. Dès lors que quelqu'un échappe à la paresse générale, soit matinal et bosseur et réussit (conséquence logique), il devient une cible à abattre. Dans nos contrées, si les pauvres sont pauvres c'est parce qu'ils sont victimes du système et de la mainmise des riches et des lobbys. On refuse de voir en ces pauvres des gens qui ont été paresseux, fainéants, jaloux, tricheurs, non ambitieux et manquant de courage. On refuse d'admettre que si un pauvre est pauvre (matériellement ou intellectuellement) c'est un peu de sa faute et non celle de la société. En stigmatisant continuellement ceux qui réussissent et ceux qui s'enrichissent (matériellement ou intellectuellement), la plèbe tire l'ensemble de la société vers le bas. En refusant qu'il y ait des personnes sacrées dans son milieu, la plèbe se prive de passer à une échelle supérieure. Tous égaux, nul n'est prophète, personne n'a le droit de se considérer meilleur.
Kaïs Saïed illustre à merveille cette mentalité des pays sous-développés. Il n'a d'empathie que pour les pauvres, sans jamais se demander ce que ces personnes ont fait (ou pas fait) pour être ainsi. Il leur cherche continuellement des excuses et des boucs émissaires. À ses yeux, ceux qui ont réussi sont suspects et indignes de respect. On ne peut pas oublier ses relations avec les Ben Achour qui ont bien réussi en Droit, contrairement à lui. Il a jeté en prison Rached Ghannouchi, un des islamistes les plus respectés au monde. Il a jeté en prison Marouen Mabrouk et Abderrahim Zouari, uns des hommes d'affaires les plus entreprenants. Il a jeté en prison Mohamed Frikha, Riad Ben Fadhel et Ridha Charfeddine, de véritables success-stories dans leurs domaines. Il a jeté en prison Zied El Heni et Noureddine Boutar, uns des journalistes les plus brillants. Il a jeté en prison Ghazi Chaouachi et Issam Chebbi, uns des opposants les plus pacifiques. Il a jeté en prison Abir Moussi et Chaïma Issa, unes des femmes politiques les plus dynamiques. Il a jeté en prison Khayam Turki et Kamel Letaïef, uns des lobbyistes les plus notoires. Aucun de ces gens-là n'a de grâce aux yeux de Kaïs Saïed, aucun ne doit émerger, aucun n'est sacré. Sous d'autres cieux, tous ces gens-là auraient été sanctifiés et leurs parcours enseignés dans les facultés pour que la jeunesse en tire des leçons et fasse mieux qu'eux. La plèbe déteste ces gens-là, parce qu'ils mettent en évidence leur paresse, montrent leur bêtise et expliquent leur échec. Plutôt que de suivre leur parcours et de les sacrer, elle les dénigre et se délecte de les voir jetés en prison. Peu importe que les motifs soient fallacieux, la plèbe n'est pas prête d'écouter les voix sensées dès lors qu'elles contredisent ce qu'elles aiment croire.