Pour son opinion sur ce qui se passe actuellement dans le pays, le philosophe Mezri Haddad a choisi de s'exprimer sur un média tunisien et propose, en exclusivité, pour Business News, une longue tribune que nous publions en trois parties, mardi 12, mercredi 13 et jeudi 14 mars 2024. De la haine de classe au virus de la discorde Extirpé de la préhistoire, devenu premier-ministre par un caprice de l'Histoire, Béji Caïd Essebsi s'est empressé de libérer les terroristes pour emprisonner les patriotes susceptibles de lui faire de l'ombre. Elu président en 2014, et pour briller et fanfaronner, il devait aussi neutraliser d'une façon ou d'une autre tous les rivaux potentiels, afin qu'au royaume des aveugles, les borgnes soient rois. Mais il l'a fait à la manière tunisoise, conseillé par le plus vaniteux de cette caste, un certain juriste Robespierrien qui le poussait même à dresser des potences ! Depuis plus d'une année, c'est plutôt de manière inquisitoriale que l'on procède ! Les arrestations arbitraires discréditent assurément la justice tunisienne, qui n'a jamais été auparavant aussi implacablement instrumentalisée. En outre, ses effets pervers sur l'économie du pays sont désastreux, puisque les hommes d'affaires, les chefs d'entreprises, les industriels et même les acteurs économiques les plus modestes sont tétanisés et s'abstiennent, par conséquent, de tout investissement dont la Tunisie a d'autant plus vitalement besoin que beaucoup d'entre eux ont déjà quitté le pays (2011-2015), ne supportant plus les grèves répétitives et le rançonnage, déjà à l'époque, par les nouvelles « élites » politiques et syndicales. Alors que la fraude fiscale caractérise surtout et massivement le secteur économique informel, voici maintenant que les rares entrepreneurs ou industriels ayant fait le choix patriotique de rester au pays, qui payent honnêtement leurs impôts, implicitement et indistinctement visés à leur tour à cause de quelques brebis galeuses effectivement coupables. C'est irresponsable et suicidaire d'anathématiser l'ensemble de cette catégorie socio-économique, de la jeter en pâture à ceux qui crient famine et qui ont réellement faim. Quant aux détenus actuels, préventivement emprisonnés et qu'il aurait fallu soit condamner, soit relaxer, l'opinion ne sait toujours pas ce qu'on leur reproche exactement et surtout matériellement, à part qu'ils « ont volé l'argent du peuple ». On sait en revanche qu'ils sont soumis à la « justice » expéditive, rançonneuse et comminatoire du tu payes, tu sors, tu ne payes pas, tu moisis en prison ! Facteur aggravant de cette chasse aux sorcières qui flatte les bas instincts du peuple, le climat de délation et d'aversion ou, comme disait Marx la « haine de classe », qu'elle suscite et distille. Cette haine de classe est pour le corps social ce qu'un cancer est pour le corps humain. Je parle évidemment du poison mortel de la discorde, que l'illustre et inégalable Bourguiba redoutait tant. Dans un discours du 25 juillet 1967, il avait déclaré, « que le plus grand danger qui menace la République, c'est le virus de la discorde ». Le fameux Démon numide ! Or, depuis la fallacieuse et chaotique « révolution du jasmin », mes compatriotes vivent sous la malédiction de ce démon atavique. Stigmate de la révolution après une brève et illusoire fraternisation pendant les événements de janvier 2011[1], le Tunisois en veut au Sahélien qui aurait confisqué le pouvoir dès 1956 ; le Sfaxien se méfie du Tunisois, les gens du nord et du Sahel méprisent les gens du Sud, et les gens du Sud détestent, méprisent et jalousent le Tunisois, le Sfaxien et le Sahélien, qui les auraient marginalisé et appauvri depuis l'indépendance, selon la propagande islamiste et les sornettes gauchistes. Les révolutionnaires de pacotilles, y compris les petits bourgeois de Carthage et de La Marsa, ont persuadé les « damnés de la terre » que s'ils sont pauvres, c'est à cause des riches, qui auraient volé leur argent Toutes ces balivernes, toutes ces haines, toutes ces zizanies couvertes d'une épaisse couche d'hypocrisie sociale et d'empathie artificielle, n'attendent qu'une prochaine occasion « révolutionnaire » pour se manifester encore plus violemment qu'en 2011. A moins de croire à cette pensée platonicienne qui est peut-être apocryphe mais qui donne ici tout son sens à une intention cachée : « pour maintenir la tyrannie, il faut que le tyran fasse en sorte que les sujets s'accusent les uns les autres, et se troublent eux-mêmes, que l'ami persécute l'ami, et qu'il y ait de la dissension entre le menu peuple et les riches, et de la discorde entre les opulents. Car en ce faisant ils auront moins de moyen de se soulever à cause de leur division ».
Despotisme éclairé et obscurantisme despotique Si pour Pascal, « La justice sans la force est impuissante, et la force sans la justice est tyrannique », selon Rousseau, « Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir ». J'y vois à la fois la définition intrinsèque de la justice, y compris dans la pensée politique islamique, et la conception originelle du despotisme éclairé, à savoir une sainte alliance entre philosophie et pouvoir. Si la figure historico-occidentale du despote éclairé est le prussien Frédéric II, ou, en contexte arabo-musulman, les quatre premiers califes dits « bien guidés », dans l'histoire de la Tunisie, le despote éclairé par excellence a été et reste sans conteste Habib Bourguiba. Un homme d'Etat exceptionnel, un visionnaire hors pair dont certains entretiennent encore la haine compulsive. Son despotisme éclairé est aux antipodes de l'obscurantisme despotique actuel. Si Rached Ghannouchi n'a aucun mal à se définir comme un islamiste de droite, je me demande parfois si Kaïs Saïed n'est pas un islamiste de gauche ! Car, avant d'être un mouvement politique ou une idéologie, l'islamisme est d'abord un esprit, une mentalité, une façon de penser et d'agir. Avec le triomphe électoral des islamistes sous la bienveillance de la très « transparente » ISIE, l'on craignait l'instauration d'une théocratie totalitaire. Par réalisme et prudence politique, Ennahdha ne l'a pas réalisé, ou n'a pas eu le temps de le faire. D'où cette question que beaucoup se posent : sous quel type de régime vivons-nous aujourd'hui ? Une démocrature plébiscitaire dans la pure tradition schmittienne, ou une dictature du prolétariat dans la discontinuité islamo-trotskyste ? Comme le dit si justement un éminent professeur tunisien de sciences politiques, « Le mal institutionnel, l'instabilité politique et les vices d'ordre constitutionnel sont remédiables par le dialogue, le consensus profond et le décisionnisme. Le décisionnisme seul, apparaissant comme une voie dictatoriale pure, risque de rajouter la violence des finalités à la violence des moyens »[2]. De la méritocratie autoritaire, véritable définition du régime politique sous Bourguiba et même sous Ben Ali, la Tunisie est ainsi passée à la démocratie ochlocratique et kleptocratique (2011-2020), avant de finir en peuplecratie[3] clientéliste. Dans la Tunisie post-bouazizienne, il était, même pour un cancre, psychologiquement plus réaliste de devenir député, gouverneur, ambassadeur, consul ou ministre, voire président, que balayeur ou plombier. Or, ce balayeur ou plombier, cette ouvrière agricole ou agent policier, ce professeur à l'école primaire ou secondaire, contribuent au bien commun et apportent beaucoup plus à la société qu'un consul recyclé, ou un gouverneur improvisé, ou un ministre parachuté, ou même un chef de gouvernement intronisé ! Si la véritable intention du président était réellement le redressement socio-économique du pays, il aurait fallu nommer à la Kasbah un économiste expérimenté, politisé et compétent, non pas un petit fonctionnaire aux ambitions disproportionnées (Hichem Mechichi), ou une honnête professeure de géologie (Najla Bouden), ou encore un brave homme, ancien cadre de la BCT chargé des ressources humaines, dont on a découvert récemment à Matignon la virtuosité oratoire, l'art politique et le talent diplomatique. Sans parler de certains mini-ministres ou maxi-gouverneurs ! On peut tout reprocher à Bourguiba et à Ben Ali, mais on ne pourra jamais leur dénier cette qualité essentielle chez le Prince : le bon flair, l'intelligence politique de placer l'homme ou la femme qu'il faut à la place qu'il faut. C'est à cela qu'ils doivent leur longévité au pouvoir et plus important encore, leurs nombreuses réalisations.
De la neutralité pragmatique au suivisme suicidaire De talent diplomatique, parlons-en. Sous Bourguiba, notre diplomatie a connu son âge d'or avec Mongi Slim, Mohamed Masmoudi, Habib Chatti, Hassan Belkhodja, Hédi Mabrouk. Sous Ben Ali, elle a vécu son âge de bronze, avec Habib Ben Yahia, Abdelbaki Hermassi, Kamel Morjane... De 2011 à 2019, elle connut son âge de pierre, avec Mouldi Kéfi, Rafik Abdessalem, Khémaïes Jhinaoui… Et depuis 2019 jusqu'à ce jour, le darwinisme à l'envers a fait son œuvre ! Est-ce la faute au titulaire du poste ? « Donnez-moi de bons cuisiniers, et je vous ferai de bons traités », se plaisait à dire le maestro de la diplomatie, Talleyrand. Bien avant Henry Kissinger, la diplomatie -disait à son tour le journaliste américain Ambrose Bierce-, « c'est l'art patriotique de mentir pour son pays » ! Le patriotisme, ce n'est pas ce qui fait défaut à certains ministres de l'AE, ni d'ailleurs l'art de mentir. Mais c'est la politique générale du pays qui rend leur voie inaudible et leur action aléatoire. Il est vrai que le rétablissement de nos relations diplomatiques avec la Syrie, même s'il n'a pas été aussi rapide que je l'aurai souhaité, est une décision noble et courageuse d'autant plus que les Tunisiens ont été les premiers, en nombre et en sauvagerie, à prendre part au massacre de nos frères Syriens. Il est vrai aussi que l'insoumission au diktat de la Banque mondiale et du FMI est un acte souverain dont il faut saluer l'intrépidité. Il est tout aussi vrai que le rapprochement du BRICS, en ces temps d'accélération de l'Histoire dans un monde de plus en plus multipolaire, est un choix géopolitique majeur et vital pour l'avenir de la Tunisie. Encore faut-il avoir les reins bien solides pour rejoindre le BRICS sans nécessairement rompre avec nos partenaires traditionnels. En revanche, l'amateurisme et l'aventurisme avec lesquels nos relations mémorables avec le Maroc ont été malmenées constituent à mon sens une faute morale et politique indubitable. Casser la neutralité pragmatique et la non-ingérence dans les affaires d'autrui, qui caractérisaient et valorisait la diplomatie tunisienne depuis l'indépendance, est bien dommageable. Sauf à rapprocher les deux points de vue et d'agir dans le sens de la concorde, la Tunisie n'avait pas à s'immiscer dans ce conflit fratricide et absurde entre le Maroc et l'Algérie. La question du Sahara ne regarde que le Maroc, et cette position qui est la mienne n'est pas de circonstance. Mes amis Marocains autant qu'Algériens savent que telle a toujours été mon attitude, clairement exprimée dans mon essai, Carthage ne sera pas détruite (2002). Les Algériens sont nos frères et c'est bien parce qu'ils sont nos frères qu'il ne faut pas qu'ils deviennent nos maîtres ! Cette tribune est déjà bien longue et c'est par une ultime élucidation que je voudrai la terminer. Tant qu'il était défendable, j'ai fait ce que j'ai pu pour soutenir Kaïs Saïed. Aujourd'hui, il n'est plus possible de cautionner, même implicitement, sa politique. « Je n'ai jamais abandonné aucun régime avant qu'il se fût abandonné lui-même », confessait Talleyrand. Je l'abandonne avec amertume et sans rancœur. Ce n'est pas ici la tribune d'un opposant, ni d'un opposocrate, mais d'un proposant ! D'un homme libre qui, parce qu'il n'aspire à rien, espère toujours éclairer le Prince par le bon conseil et pour l'intérêt supérieur de la Nation[4]. Cette œuvre, disait précisément Machiavel, « je ne l'ai pas ornée et chargée de formules amples, de paroles ampoulées et magnifiques, ou de ces coutumes d'illustrer et broder leurs écrits ; car j'ai voulu ou que rien ne lui fît honneur, ou que seules la différence de la manière et la gravité du sujet la fassent agréer ».
Caprice de l'histoire ou ruse de la Raison, il s'agit d'un vrai revers pour moi de me trouver, que je le veuille ou non, dans le camp de ceux que j'ai combattu et qui m'ont combattu des années durant. Pis, d'associer ma voix à celle des opposocrates, qui ont abimé le pays et qui partagent d'ailleurs avec le président Saïed le concept de « révolution permanente », une ineptie trotskiste et léniniste. Mais à mon âge, mieux vaut être en compagnie d'ennemis persécutés que d'amis persécuteurs ! Ce n'est pas le cas d'une certaine « élite intellectuelle » embourgeoisée, qui semblent avoir retrouvé sa servilité naturelle. En dépit du fanfaron plus jamais peur dans l'avenir (لا خوف بعد اليوم), elle ne critique plus publiquement, elle chuchote très discrètement. Le seul « acquis » de sa chienlit de 2011, à savoir le droit à l'aboiement, elle l'a perdu depuis l'inflexion autocratique du 25 juillet 2021. Cette élite n'aboie plus, elle miaule ! Quant au reste des Tunisiens, qu'on ne s'y méprend pas : les discours nationalistes, les homélies messianiques, les prouesses exégétiques, les envolées lyriques, les promesses édéniques…ne retiennent jamais un peuple lorsqu'il commence à avoir faim. C'est d'autant plus vrai que « Le silence du peuple n'est que la trêve du vaincu, pour qui la plainte est un crime. Attendez qu'il se réveille : vous avez inventé la théorie de la force ; soyez sûr qu'il l'a retenue. Au premier jour, il rompra ses chaînes ; il les rompra sous le prétexte le plus futile peut-être, et il reprendra par la force ce que la force lui a arraché »[5]. Et dans son infinie sagesse, l'Imam trahi et martyrisé, Ali Ibn Abi Taalib, enseignait dans son magistral (نهج البلاغة) La Voix de l'éloquence : السلطان كراكب الأسد يغبط بموقعه وهو أعلم بموضعه
[1] Il en va de même dans toutes les révolutions. Au sujet de mai 1968, Régis Debray s'interrogeait : « Ce que l'individu gagnait en liberté, le citoyen n'allait-il pas bientôt le perdre en fraternité ? Derrière une Love Parade ouverte à tous les exclus, des free parties sans interdits, se faufilaient, sans mot dire, le trader, l'insatiable show-biz et le tout-à-l'égo », Régis Debray, Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, Paris, éd. Maspéro, 1978.
[2] Hathem Mrad, Les dérives contraires en Tunisie, éd. Cérès, Tunis, 2022, p. 27. [3] Ilvo Diamanti et Marc Lazar, Peuplecratie. La métamorphose de nos démocraties, Paris, Gallimard, 2019. Par ce néologisme, les auteurs désignent le régime politique qui s'établit sur la gestion des émotions, des haines sociales, des rancœurs, des colères populaires, en court-circuitant tous les corps intermédiaires. [4] C'est ce que j'ai essayé de faire auprès de Ben Ali à partir de 2000, soit directement, soit par le biais de mon essai, Carthage ne sera pas détruite, édition Du Rocher, 2002. S'il m'avait écouté un tant soit peu à cette époque et surtout en janvier 2011, la Tunisie n'aurait jamais connu un tel destin. [5] Maurice Joly, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, éd. Calmann-Lévy, 1968, p. 20.
*Docteur en philosophie morale et politique de l'Université de la Sorbonne et ancien Ambassadeur auprès de l'UNESCO. Dernier essai paru en Tunisie, La face cachée de la révolution tunisienne. 12 ans après le coup d'Etat déguisé, AC Editions, Tunis, 2023.