Le rapport du Tunisien à la culture est un vaste champ de paradoxes. Difficile à définir et à comprendre. La culture nous intéresse-elle vraiment ? Est-elle interdite au commun des mortels et réservée à une caste de bien nantis ? D'après les résultats d'un récent sondage, le rapport du Tunisien à la culture demeure à la fois timide, mais aussi contradictoire. Selon le dernier sondage d'Emrhod Consulting (800 citoyens, de 18 ans et plus, toutes catégories sociodémographiques et régions), révélé le 18 mars sur Telvza Tv, les chiffres sont édifiants. Presque 94% des Tunisiens ont indiqué ne pas être membres d'un club ou un groupe artistique ; 90% des Tunisiens ne se sont pas adonnés, durant les douze derniers mois, à une activité culturelle dans un espace dédié à cela ; 81% des Tunisiens n'ont pas assisté à un spectacle artistique durant les douze derniers mois ; et 78% ont indiqué ne pas avoir d'instrument de musique chez eux. Des chiffres sidérants, surtout que, face à la question de savoir si exercer une activité culturelle est une chose importante pour eux, 76% ont répondu par l'affirmative. Est-ce que le Tunisien est vraiment désintéressé de la culture ou est-ce tout simplement qu'il n'arrive pas à y accéder comme il le souhaiterait ? Le Tunisien s'intéresse-t-il réellement à la musique, à la littérature, à la poésie, à la peinture, aux arts de la scène et autres ? D'après ce chiffre, le problème semble être plus un problème d'accès que celui d'intérêt. En effet, dans ce même sondage, les chiffres changent sensiblement en fonction des revenus du citoyen et restent donc intimement liés à son niveau de vie…mais, pas que.
Puisqu'un sondage en cache souvent un autre, ces chiffres nous rappellent ceux du sondage publié en mai dernier, sur la relation des Tunisiens avec les livres et leur attachement à la lecture, mais aussi le temps qu'ils accordent aux réseaux sociaux. Selon le sondage de mai 2023, seulement 17% des Tunisiens ont acheté au moins un livre cette année-là. Le même sondage donne une moyenne de quatre heures de lecture par mois, contre 82 heures par mois à Facebook, 66 heures à Instagram et 57 heures à TikTok. Là encore, le revenu influe directement et la catégorie des personnes dont le salaire mensuel dépasse les 2.000 dinars reste la plus grande consommatrice de livres. Mais le salaire et le niveau de vie sont-ils la seule variable qui explique le rapport du Tunisien à la lecture et à la culture ? Non, même les chiffres ne sont pas aussi tranchés.
Pour mieux comprendre le rapport paradoxal qu'entretient le Tunisien avec la culture et la littérature, regardons ses débuts avec elle. L'école. À l'école, la « culture de la culture » n'est pas ancrée dans les petites générations. On n'apprend pas aux enfants qu'une activité culturelle, de quelle nature que ce soit, fait partie de son apprentissage de base et de la construction de sa personne. Apprentissage de la musique, perfectionnement des techniques de dessin et de peinture, des arts de la scène ou autres, ne font pas partie des « traditions » locales. On encense les bonnes notes à l'école, mais on n'encourage pas forcément à enrichir son esprit et son âme avec une activité « parallèle ». On axe sur les cours de rattrapage, mais très peu sur les clubs culturels dans les écoles, qu'elles soient publiques ou même privées. De plus, les petits et les plus jeunes sont en manque de modèles locaux dont ils peuvent s'inspirer et d'appuis susceptibles de les encourager à se lancer. Ceci est d'autant accentué dans les régions les plus reculées du pays où, comme pour tant de choses encore, l'accès à ces clubs culturel reste malheureusement plus marginalisé.
Les choses ne s'arrangent pas forcément au passage à l'âge adulte. Les activités culturelles, en plus d'être réservées à une frange de la société aux revenus plus confortables, est loin d'être des plus fournies. Si les Tunisiens manifestent, selon le sondage Emrhod, un évident intérêt pour la culture, l'offre qui leur est proposée ne répond pas forcément à leurs besoins, goûts et attentes. Il n'est en effet pas rare de constater que certaines pièces de théâtres, productions musicales ou œuvres cinématographiques peinent à remplir les salles et à accueillir le public auxquels elles aspirent.
En plus d'être une activité « de luxe » qui ne fait pas forcément partie des priorités du Tunisien ordinaire, la culture gagnerait à avoir une meilleure place dans les habitudes des Tunisiens mais, surtout, dans les politiques publiques. Là où elle reste la grande absente. Il en faudra bien plus pour arriver à rendre accessible mais aussi à « vendre » la culture à ces Tunisiens qui courent tous les jours derrière leur transport, leur farine, leur sucre et leurs besoins vitaux…