Alors que l'Utica aurait dû organiser son congrès électif depuis quinze mois et se maintient grâce à une soumission totale au régime, les organisations patronales Conect et Iace continuent à respecter leurs affiliés et leur mission. « Le mandat de Majoul est le pire de l'histoire de la Tunisie ». C'est en ces termes que Taoufik Laâribi a qualifié ce qui se passe à la tête de la centrale patronale Utica. Les propos du membre du bureau exécutif remontent à avril 2023, interviewé alors par Mourad Zeghidi sur IFM, et demeurent valables aujourd'hui. Rien n'a changé un an après. Samir Majoul, président de la centrale, est encore en poste et refuse d'organiser des élections à l'issue desquelles il céderait un siège qu'il aurait dû quitter en janvier 2023. Il s'agit là d'un putsch en bonne et due forme, pas trop différent de celui de Kaïs Saïed. À défaut d'être à la page en mode vestimentaire, M. Majoul suit religieusement la mode politique du moment, celle de violer impunément la constitution, les lois et les règlements intérieurs. Peu importe qu'il salisse l'image d'une organisation patronale mythique, corécipiendaire en 2015, du Prix Nobel de la Paix, peu importe qu'il donne la pire image qui soit du patronat, peu importe les pressions internes et externes, l'essentiel est qu'il se maintienne au poste. Incontestablement, pourtant, l'Utica a besoin de sang neuf pour défendre des entreprises et des chefs d'entreprises qui se sont trouvés, malgré eux, ciblés par le régime de Kaïs Saïed. Ouvertement opposé aux nantis, ce dernier voit d'un mauvais œil ceux qui se sont enrichis ou s'enrichissent « sur le dos du pauvre peuple ». Régulièrement, il stigmatise une profession et l'accuse des pires maux. Tantôt c'est des spéculateurs, tantôt c'est des corrompus. Commerçants, industriels, médias, boulangers, maraichers… ils ont tous été la cible, à un moment ou un autre, du président de la République. Plusieurs, parmi eux, ont mis la clé sous la porte à cause de décisions arbitraires et irréfléchies prises par le pouvoir exécutif. Plusieurs corporations ont fait l'objet de contrôles fiscaux zélés par ailleurs.
Mais là où le pouvoir exécutif a fait le plus de mal, c'est en plaçant en détention, sans procès, des chefs d'entreprise des plus renommés, juste parce qu'ils ont refusé de signer un accord de conciliation avec l'Etat qui les accuse de s'être enrichis indûment et d'avoir dérobé l'argent du peuple. Ils ont beau rejeter ces accusations, ils ont beau présenter les preuves de leur innocence, ils sont restés inaudibles derrière les barreaux. Pire, il y a même ceux qui ont été disculpés par le juge d'instruction chargé de leur dossier et qui sont restés en prison, bien au-delà des délais légaux de détention. En dépit de la présomption d'innocence et en dépit de la légèreté des accusations et de l'absence de preuves formelles, le régime putschiste est resté droit dans ses bottes, puisant son énergie dévastatrice dans le populisme ambiant qui stigmatise et diabolise impunément les chefs d'entreprises. Qu'a fait Samir Majoul pour défendre ses pairs incontestablement innocents puisqu'il n'y a eu aucun procès ? Rien, absolument rien. Les chefs d'entreprises incarcérés appartiennent à tous les secteurs, sont originaires de toutes les régions, il y a ceux qui sont totalement apolitiques et ceux qui sont bien politisés, il y a ceux qui dirigent des PME et ceux qui dirigent de grands groupes, mais peu importe à quelle catégorie ils appartiennent, ils sont totalement ignorés par l'organisation chargée de les défendre en premier. Le président de l'Utica est esclave d'un proverbe tunisien célèbre par son égoïsme affligeant : « épargne ma tête et frappe ! ». En s'abstenant de défendre ses pairs et en refusant de quitter un siège d'où il aurait dû déguerpir depuis quinze mois, Samir Majoul viole allègrement sa mission première.
Ce qui arrive avec l'Utica n'a heureusement pas contaminé deux autres organisations patronales comparables, la Conect et l'IACE. La première a organisé en novembre dernier son congrès électif et a à sa tête un nouveau président, Aslan Berjeb qui remplace le fondateur de l'organisation Tarak Cherif. Assurément, ce dernier sort par la grande porte. Il aurait pu rester à la tête de cette organisation qu'il a lui-même créée, mais il a préféré l'intérêt collectif durable à l'intérêt personnel éphémère. Certes, la Conect n'est pas aux premiers rangs de ceux qui protestent contre le pouvoir exécutif et sa politique dévastatrice, mais elle agit en coulisses et se démarque largement de l'Utica. Quoi qu'on dise d'elle, elle a respecté le jeu démocratique et ses délais légaux sur le plan intérieur et ne joue pas la carpette sur le plan extérieur.
Idem pour l'IACE qui a organisé son congrès électif en mars dernier et élu à sa tête Amine Ben Ayed pour trois ans. M. Ben Ayed remplace Taïeb Bayahi dont les deux mandats ont été caractérisés par une léthargie totale, une grande inefficacité et beaucoup de népotisme. Contrairement à l'Utica et la Conect qui sont des organisations patronales proprement dites, l'IACE se présente comme un think tank international dont la mission est de promouvoir l'entreprise tunisienne et aider à améliorer l'environnement des affaires. Concrètement, et au vu des chiffres de l'inflation, des fuites des cerveaux, des entreprises qui ont fait faillite et des innombrables problèmes dont elles souffrent, notamment depuis le putsch du 25 juillet 2021, l'IACE n'a pas du tout rempli sa mission durant les deux mandats de M. Bayahi entre 2018 et 2024. Peut-il être considéré comme le pire président de l'IACE ? Ses pairs et l'Histoire le jugeront. Le fait est que ses performances sont à des années lumières de Chakib Nouira et plusieurs de ses prédécesseurs qui invitaient les plus grands de ce monde à leurs Journées de l'entreprise organisées chaque fin d'année. Comme M. Majoul, M. Bayahi a joué la carpette face au régime de Kaïs Saïed et n'a pas défendu ses pairs, à la différence qu'il n'a pas fait de putsch comme lui. À la fin de son mandat, il a passé dignement le relai et cela est de bon augure. L'Utica est infestée, certes, mais elle n'a pas contaminé les autres. Comme Aslan Berjeb, Amine Ben Ayed saura, sans aucun doute, donner un souffle nouveau à l'IACE et lui rendre son brio d'antan. Une chose est sûre, c'est qu'il ne risque pas trop de faire pire que son prédécesseur.