Le sujet est grave et inquiétant. Il fait, à juste titre, couler beaucoup d'encre. La migration des profils qualifiés prive la Tunisie de ce qu'on dit sa principale ressource, ses compétences. Une hémorragie qui touche désormais de plein fouet un secteur vital, celui de la santé. Entre départs des jeunes médecins, émigration des séniors et départs à la retraite des médecins formateurs bientôt il n'y aura plus de professionnels pour soigner les Tunisiens. L'Institut tunisien des études stratégiques (Ites) vient de publier un rapport intitulé "Analyse approfondie de la migration des professionnels de santé tunisiens. Un appel à l'action concertée pour un système de santé viable". Une étude qui vient confirmer les alertes données par les structures représentant le secteur et qui n'ont eu de cesse d'appeler à un plan de sauvetage efficace. Selon le rapport, la migration au-delà même du secteur de la santé enregistre une tendance haussière. L'enquête nationale sur la migration internationale 2020-2021, a révélé qu'autour de 566 mille tunisiens ont émigré dont la moitié après 2010. L'Europe constitue la principale destination des migrants tunisiens (83,4% des migrants) avec une forte présence en France (52,5%), en Italie (14,2%) et en Allemagne (8,5%). Les migrants vers les pays arabes et vers l'Amérique du Nord représentent respectivement 11,4% et 4% du total des migrants. La majorité des migrants dispose d'un niveau d'instruction secondaire ou plus, soit 39% ont un niveau secondaire et 35% des migrants sont diplômés du supérieur. La migration dans le secteur de la santé a connu, pour sa part, une accélération rapide. En se référant aux données de l'Agence tunisienne de coopération technique (ATCT), le nombre de coopérants dans le secteur de la santé augmente plus rapidement que le nombre total des coopérants. En effet, sur la période 2016-2022, le taux de croissance annuel moyen des coopérants en santé est de 8% contre 5% au total. Sur la période 2009- 2022, le nombre des recrutés à travers l'ATCT a augmenté en moyenne de 11% par an, avec une forte accélération pour les personnels de santé avec un taux moyen annuel de 14%. Selon les données de l'ATCT, les personnels de santé représentent en moyenne 72% du total des recrutés dont les médecins spécialistes (21% en moyenne) et 7% seulement pour les médecins généralistes sur la période 2009-2022. Jusqu'à avril 2023, la part des recrutés des « personnels de santé » dépasse 92% du total des recrutements en santé. Il est à rappeler que ces données sont relatives seulement aux demandes satisfaites à travers l'ATCT. La destination Europe, en particulier l'Allemagne, enregistre le taux de croissance le plus élevé pour la catégorie « personnels de santé » (21% par an en moyenne sur la période 2009- 2022), suivie par le Canada avec un taux de 20% par an sur la même période, suivi par l'Afrique avec 10% et les pays arabes avec un taux de 7%. L'Allemagne devient la première destination pour la catégorie « personnels de la santé » depuis 2019 avec une augmentation de 50% en moyenne par an entre 2019 et 2022. En 2022, sur les 459 coopérants recrutés en Allemagne, 93% sont des personnels de la santé. Ces chiffres sont confirmés par une enquête réalisée par l'Institut des Métiers de Santé (IMS) et présentée lors du salon des métiers de santé en juin 2023. En effet, les pays de destination pour les infirmières et les sage-femmes sont respectivement : l'Allemagne (47%), l'Arabie Saoudite (12%), le Qatar (12%), les Emirats Arabes Unis (6%) et la France (6%). Il est toutefois nécessaire de noter que les données présentées plus haut sont collectées auprès de l'ATCT, et ne reflètent donc pas la migration des professionnels de santé qui travaillent à l'étranger sans passer par l'agence. Selon les données de l'ATCT, sur la période 2017-2022, le nombre de médecins tunisiens émigrés en Allemagne a augmenté en moyenne de 20% par an. En consultant les données, seulement dix médecins sont recrutés en Allemagne entre 2009 et avril 2023 ; or, selon les données publiées en Allemagne, jusqu'au 31 décembre 2022, 881 médecins tunisiens ont été recensés avec une augmentation de 7,8% par rapport à l'année précédente. Selon le rapport de l'OCDE, plus de 3200 médecins et 1500 infirmiers se trouvent dans les pays de l'OCDE en 2010/2011 contre 2600 médecins et 400 infirmiers en 2000/2001. Les données préliminaires présentées dans le rapport montrent que près de 4000 médecins et 2000 infirmiers exercent dans les pays de l'OCDE en 2015/2016 ; ce qui représente un taux d'émigration de près de 22% pour cette branche d'activité. Ces départs sont aussi démontrés par l'augmentation des demandes de radiation pour l'exercice de médecine en Tunisie. L'exercice de la médecine en Tunisie est autorisé par le Conseil de l'ordre des médecins selon les dispositions des articles 113-116 du code de déontologie et la Loi 21-91 relative à l'exercice de la médecine, laquelle fait l'objet d'une révision. Afin de pouvoir s'inscrire au tableau de l'Ordre des Médecins en France, il est obligatoire d'avoir une seule autorisation d'exercice, ce qui engendre une demande de radiation du tableau tunisien. Cet indicateur peut être utilisé pour illustrer le phénomène de la migration des médecins, en particulier en Tunisie. En effet, sur la période 2011-2021, les demandes de radiation ont augmenté de 33% par an. Au premier semestre 2023, 187 demandes de radiations ont été accordées, dépassant le total des demandes enregistrées en 2022. La Tunisie, à l'instar d'autres pays, fait face à des défis complexes, notamment l'instabilité économique, sociale et politique, qui ont un impact significatif sur, entre autres secteurs, celui de la santé. Parmi les conséquences majeures de ces défis, figure la migration des professionnels de santé qualifiés à la recherche de meilleures opportunités à l'étranger. Ceci occasionne une « perte » de ces professionnels constituant un enjeu majeur, tant sur le plan économique que sur celui de la qualité des services de santé offerts aux citoyens avec le risque de répercussions significatives sur tout le système national de santé pouvant aller jusqu'à mettre en jeu sa viabilité, souligne le rapport reprenant les alertes tant émises par les représentants du secteur. Selon l'Ites, les chiffres décrits par d'autres pays, confrontés à des défis similaires à ceux de la Tunisie, illustrent bien l'ampleur de la migration de ces professionnels dans ces pays. Comparativement, précise l'institut, les chiffres de la Tunisie montrent une migration moindre. Mais, bien que cette migration ne soit pas aussi massive, le flux migratoire reste un défi important pour le système de santé tunisien. Cette migration a un effet domino sur le système de santé tunisien qui se débat déjà contre le manque de personnel qualifié. L'Ites affirme que si cette migration se poursuit au rythme actuel, elle pourrait avoir des conséquences graves sur le système de santé, qui perd, ainsi, certains de ses meilleurs professionnels aggravant le déséquilibre régional. L'Ites souligne, par ailleurs, que pour circonscrire ce phénomène et retenir les professionnels en Tunisie, il est essentiel de s'attaquer aux causes profondes de l'instabilité et de mettre en place des réformes à la fois structurelles et conjoncturelles pour renforcer le système national de santé et garantir des soins de qualité pour la population. Pour cela, indique l'institut, il est essentiel que le gouvernement s'engage à investir davantage dans le secteur de la santé en vue d'améliorer les conditions de travail des professionnels de santé, de créer un environnement plus stable et plus sécurisé propice au développement de carrière dans le secteur, d'offrir des salaires attractifs encourageant ces professionnels à rester sur place et de favoriser la migration circulaire, tout ce à quoi appellent les syndicats depuis des années en somme. En attendant, entre 800 et 900 jeunes médecins sont diplômés chaque année et près de deux promotions émigrent aussi chaque année...