À chacun sa guerre. Celle de notre président semble se concentrer sur deux fronts : la lutte contre la corruption et la spéculation. Vendredi, il a reçu le ministre de l'Intérieur, le ministre du Commerce et le secrétaire d'Etat chargé de la sécurité nationale. Lors de cette réunion, le président s'est déclaré satisfait de la nouvelle approche adoptée par les services de contrôle économique, qui privilégient désormais le dialogue et la sensibilisation à la répression des infractions. Il est d'autant plus satisfait que cette nouvelle approche semble donner ses fruits. La preuve : plusieurs commerçants spéculateurs ont décidé de leur propre chef, selon le communiqué de la présidence de la république, de ne plus spéculer sur les denrées alimentaires et, de surcroît, de baisser les prix de leurs marchandises dans un élan de solidarité avec les populations et dans l'espoir de participer à l'allègement des difficultés de leur quotidien. Il y a même un commerçant, selon le même communiqué, qui est allé spontanément dans l'arrière-boutique pour ramener les sacs et les caissons de denrées alimentaires cachés, les exposer de nouveau après avoir baissé leurs prix, le tout en scandant « vive la Tunisie ». Toujours selon le communiqué, cela montre que les Tunisiens, quand ils ont confiance dans leurs dirigeants, retrouvent aisément leurs élans de compassion et de solidarité. Etant journaliste, donc forcément un trouble-fête et un empêcheur de tourner en rond, je me permets d'être sceptique, pas face aux faits eux-mêmes que je ne mets pas en doute, mais face à leur scénarisation et surtout face à leur interprétation.
Face à des contrôleurs des prix accompagnés par des agents de police, même le plus récalcitrant des escrocs devient un agneau docile et un citoyen modèle. Les commerçants spéculateurs ont l'habitude de jongler avec les risques. Ils savent qu'ils peuvent tomber dans les filets des services de contrôle à n'importe quel moment et qu'ils risquent d'écoper de sanctions allant des lourdes amendes à la fermeture de leur commerce et même à des peines de prison. Ils sont même préparés à graisser les pattes des contrôleurs corrompus si l'opportunité se présente. Sans préjuger de leur patriotisme, nul n'est habilité à le faire, scander le nom de la Tunisie, remettre à l'étal la marchandise cachée et baisser son prix sans trop toucher à sa marge de bénéfice n'est absolument pas cher payé. On peut même dire que non seulement ils ont échappé à la sanction qu'exige leur infraction, mais qu'ils s'en sortent en plus presque avec les honneurs. Quand on crie à tue-tête que la lutte contre la corruption est une guerre de libération, que la loi s'applique à tous sans distinction et qu'on voit en même temps des dizaines d'entrepreneurs et d'hommes d'affaires languir en prison, le laxisme affiché envers les commerçants spéculateurs fait l'effet d'un pavé dans la mare.
D'un autre côté, il devient urgent d'écarter le responsable de la rédaction des communiqués de la présidence de la république de cette mission délicate. Il est aisé de comprendre que l'objectif du communiqué du vendredi était de montrer qu'il y a eu un changement dans la politique de lutte contre la spéculation et que cette nouvelle stratégie commence à donner ses fruits. Mais il est totalement maladroit, grossier même, de montrer le président de la république avouer devant les deux premiers policiers du pays qu'il était au courant que des spéculateurs ont été confondus sans être sanctionnés comme l'exige la loi. Sûrement sans le vouloir, le communiqué de la présidence de la république a mis le chef de l'Etat dans la position d'un complice par omission du délit de spéculation puisqu'il n'a pas alerté le ministère public.
À ce propos, il y a lieu de se demander pourquoi le ministère public ne s'est pas autosaisi de l'affaire de ces commerçants spéculateurs, surtout dans ce contexte de lutte contre la corruption et la spéculation. Ne nous poussez pas à penser que le ministère public ne lit pas les communiqués de la présidence de la République.