L'Association des magistrats a été empêchée samedi dernier de tenir sa réunion à son siège sis au Palais de Justice. Une scène qui ravive les souvenirs de 2005, sous l'ère Ben Ali, et rappelle les différentes violations de l'indépendance de la justice et des droits des magistrats depuis 2022 sous l'ère Kaïs Saïed.
Le samedi 18 janvier 2025, une scène inhabituelle s'est déroulée au Palais de Justice de Tunis. Les membres du bureau exécutif de l'Association des magistrats tunisiens (AMT), réunis pour discuter des défis actuels de la justice tunisienne, ont été interrompus par l'arrivée inopinée de la première substitut du procureur de la République, accompagnée d'un agent de sécurité. Sur ordre du procureur, elle a exigé l'évacuation immédiate des lieux, menaçant les magistrats de représailles en cas de refus. Cet incident, perçu comme une attaque directe contre l'indépendance de la justice, a provoqué une vague d'indignation au sein de la communauté judiciaire et relancé le débat sur les tentatives du président Kaïs Saïed de soumettre le pouvoir judiciaire à son autorité.
Un symbole historique de résistance Fondée en 1947, l'Association des magistrats tunisiens (AMT) incarne depuis près de huit décennies la lutte pour l'indépendance de la justice en Tunisie. Dès ses débuts, l'AMT a été un bastion de résistance contre les ingérences du pouvoir exécutif dans les affaires judiciaires. Sous le régime de Zine El Abidine Ben Ali, l'association a été confrontée à des pressions incessantes, allant jusqu'à la fermeture de son siège en 2005. Après la révolution de 2011, l'AMT a retrouvé son siège historique au Palais de Justice, symbole d'une justice libre et indépendante. Mais aujourd'hui, sous le régime de Kaïs Saïed, cette indépendance est une nouvelle fois menacée, tout comme son siège historique qu'elle occupe bien avant l'indépendance du pays. L'incident du 18 janvier 2025 n'est pas isolé. Il s'inscrit dans une série d'actions visant à réduire au silence les voix critiques au sein de la magistrature. Pour les membres de l'AMT, cette intrusion dans leur réunion est un « précédent dangereux » qui rappelle les pires heures de la répression sous Ben Ali. « Ce qui se passe aujourd'hui est une répétition de ce que nous avons vécu en 2005 », a déclaré un membre du bureau exécutif de l'AMT. « Le pouvoir exécutif cherche à contrôler la justice, à museler les juges et à faire taire toute opposition. »
Kaïs Saïed et la justice : une relation tumultueuse Depuis son arrivée au pouvoir en 2019, Kaïs Saïed n'a cessé de remettre en question l'indépendance de la justice. En février 2022, il a franchi une étape décisive en annonçant la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), l'organe chargé de garantir l'autonomie du pouvoir judiciaire. Cette décision, prise dans la nuit du 5 au 6 février 2022, a été justifiée par des accusations de corruption et de népotisme au sein du CSM. Cependant, pour de nombreux observateurs, il s'agissait d'une manœuvre visant à placer la justice sous le contrôle direct de l'exécutif. La dissolution du CSM a marqué le début d'une série de mesures répressives contre les magistrats. En juin 2022, Kaïs Saïed a révoqué 57 juges, accusés de corruption, de laxisme ou d'entrave à la justice. Bien que 49 d'entre eux aient été blanchis par le tribunal administratif, ils n'ont toujours pas été réintégrés en janvier 2025, laissant ces magistrats sans ressources et sans emploi. Pire encore, l'Ordre des avocats a refusé de les intégrer, les laissant dans une situation professionnelle et financière désastreuse, bien qu'il ait encaissé les 20.000 dinars de ticket d'entrée. Les mutations punitives sont également devenues une pratique courante. Les juges qui osent prononcer des verdicts contraires aux attentes du régime sont mutés dans des régions éloignées, souvent à des centaines de kilomètres de leur domicile. La juge Essia Laabidi, présidente du tribunal de première instance de Manouba, en a fait les frais en septembre 2024. Après avoir ordonné la libération du candidat à la présidentielle Ayachi Zammel, elle a été mutée au Kef, une décision perçue comme une sanction pour son indépendance.
Un parallèle troublant avec l'ère Ben Ali Les similitudes entre les méthodes de Kaïs Saïed et celles de l'ancien président Ben Ali sont frappantes. En 2005, sous Ben Ali, l'AMT avait été confrontée à des pressions similaires. Le siège de l'association avait été fermé, et ses membres les plus actifs avaient été mutés dans des régions reculées. La juge Essia Laabidi, déjà ciblée à l'époque, avait été envoyée à Kasserine, puis à Monastir, dans une tentative évidente de la réduire au silence. Aujourd'hui, sous Kaïs Saïed, les magistrats sont à nouveau pris pour cible. Les mutations arbitraires, les révocations et les intimidations sont devenues monnaie courante. Les juges qui refusent de se plier aux ordres du régime sont accusés de complot ou de corruption, comme en témoigne le cas du magistrat Hammadi Rahmani, arrêté en décembre 2024 pour avoir dénoncé des affaires de corruption sur les réseaux sociaux. Son arrestation brutale, marquée par des violences policières et des violations de ses droits, a choqué la communauté judiciaire. Même les magistrats proches du régime ne sont pas à l'abri. Makram Jelassi, ancien conseiller au cabinet de la ministre de la Justice, se trouve aujourd'hui en prison, tandis que le juge Samir Zouabi, qui avait émis des mandats d'arrêt contre des opposants politiques, a dû fuir au Qatar après avoir été accusé à son tour de complot. Ces exemples illustrent la volatilité du régime de Kaïs Saïed, où même les plus fidèles serviteurs peuvent tomber en disgrâce.
Une justice sous tutelle La dissolution du CSM, les mutations punitives, les révocations arbitraires et les arrestations de magistrats montrent que Kaïs Saïed cherche à placer la justice sous sa botte. En supprimant les garanties d'indépendance et en intimidant les juges, il reproduit les méthodes autoritaires de l'ère Ben Ali. Cependant, cette stratégie est contreproductive. En sapant la confiance dans la justice, Kaïs Saïed risque de compromettre les fondements mêmes de l'Etat de droit. L'AMT, malgré les pressions, reste déterminée à défendre l'indépendance de la justice. « Nous ne nous laisserons pas intimider, a déclaré un membre du bureau exécutif. Notre combat pour une justice impartiale et intègre continue, malgré les obstacles. » Mais dans un climat de plus en plus hostile, la question reste de savoir combien de temps les magistrats pourront résister à la machine répressive du régime. En 2025, comme en 2005, la Tunisie est à un carrefour. Le choix est clair : soit le pays revient à une justice indépendante, garante des droits et des libertés, soit il sombre dans un autoritarisme déguisé, où la justice n'est plus qu'un outil au service du pouvoir. L'histoire jugera, mais une chose est certaine : les magistrats tunisiens, comme en 1947, en 2005 et en 2011, ne baisseront pas les bras. Leur combat est celui de toute une nation.