Régulièrement, Kaïs Saïed effectue des visites inopinées, entre bains de foule et inspections d'entreprises ou de biens publics. Pendant ce temps, la majorité de ses ministres se complaisent dans une sédentarité quasi absolue, à commencer par leur chef, Kamel Maddouri. C'est le propre des politiciens populistes d'effectuer des visites de terrain, accompagnés de caméras, et de médiatiser au maximum leur proximité avec le peuple. Kaïs Saïed ne déroge pas à la règle, comme en témoigne la fréquence de ses déplacements. Depuis le début de l'année, Business News a décompté au moins six visites de terrain dans des institutions publiques ou lors de bains de foule. Pourtant, à la différence d'autres dirigeants populistes, le président tunisien ne médiatise pas systématiquement ses visites et n'est pas toujours accompagné de caméras officielles. Ce fut le cas, par exemple, le week-end dernier, lorsqu'il s'est rendu à la Cité Ettadhamen, uniquement escorté par ses gardes du corps. Business News n'a appris l'existence de cette visite que grâce à des photos publiées par des riverains sur les réseaux sociaux. Combien d'autres passages du président ont eu lieu dans un anonymat presque total ? Sans doute un nombre conséquent, puisque des informations émergent régulièrement, a posteriori, révélant qu'il s'est rendu dans telle entreprise publique ou tel ministère. Notons, par ailleurs, que Kaïs Saïed ne se fait jamais accompagner par des journalistes, qu'ils soient indépendants ou non. Seuls les reporters de la présidence sont informés et autorisés à filmer ces visites, sans commentaire ni analyse. Une manière de contrôler totalement la mise en scène du pouvoir et d'éviter toute lecture critique de ses déplacements.
Des ministres fantomatiques À l'opposé de l'activité soutenue du chef de l'Etat, on constate la quasi-immobilité de ses ministres, à commencer par leur chef, Kamel Maddouri. Depuis le début de l'année, ce dernier n'a quitté son bureau de la Kasbah que pour se rendre au palais de Carthage, à deux exceptions près : une première fois, le 6 février, pour traverser l'esplanade séparant la primature du ministère des Finances afin d'accompagner le président lors d'une visite surprise (qui s'est soldée par le limogeage de la ministre) ; et une seconde fois, le 8 février, pour assister à la commémoration des événements de Sakiet Sidi Youssef aux côtés de son homologue algérien, Nadhir Arbaoui.
Pour le reste, c'est le calme plat. Aucun autre déplacement significatif à signaler. Quant aux autres ministres, c'est à peine mieux. Certains ne sont tout simplement jamais sortis de leurs bureaux depuis le début de l'année, brillant par leur sédentarité. Cette absence de visibilité frise parfois l'indécence, notamment lorsqu'ils refusent de quitter Tunis alors que la situation exigerait leur présence sur le terrain. L'exemple le plus frappant reste le drame de l'accident d'Om Larayes, survenu le 18 février dernier, qui a causé six morts et neuf blessés. Aucun ministre ne s'est déplacé pour présenter ses condoléances aux familles endeuillées, provoquant la colère des habitants. Ces derniers, lors des manifestations qui ont suivi, ont dénoncé ce qu'ils perçoivent comme un mépris flagrant des autorités.
Le populisme et la mise en scène du pouvoir L'écart entre l'hyperactivité du président et l'inertie de son gouvernement illustre un mécanisme bien connu des régimes populistes. Un dirigeant populiste cherche avant tout à incarner le pouvoir de manière solitaire, réduisant le rôle de ses ministres à celui de simples exécutants. Il se positionne comme le seul véritable acteur politique, effaçant toute figure intermédiaire susceptible de lui faire de l'ombre. Pierre Rosanvallon, historien et politologue français, explique que « le populisme repose sur une relation directe et non médiatisée entre un leader et son peuple, sans intermédiaires qui pourraient diluer ou contester son autorité ». Dans ce contexte, les ministres sont réduits à des figures techniques, rarement mises en avant et souvent interchangeables. Juan Linz, politologue espagnol, distingue le populisme de l'autorité en soulignant que « les leaders populistes tendent à concentrer le pouvoir tout en maintenant une apparence d'interactions directes avec les citoyens, contrairement aux régimes purement dictatoriaux ». Cette mise en scène du pouvoir permet au leader de s'imposer comme l'unique référent politique, marginalisant ainsi toute élite gouvernementale concurrente.
Une Tunisie sous l'emprise d'une personnalisation excessive du pouvoir L'approche actuelle du pouvoir en Tunisie repose sur une centralisation extrême autour de la figure du président. Cette mise en scène, qui oppose un président dynamique à des ministres invisibles, a pour effet de dépolitiser ces derniers et de renforcer l'image d'un leader unique, seul détenteur de l'action politique. Dans un pays qui a longtemps souffert d'un pouvoir hypercentralisé, cette stratégie peut avoir des conséquences profondes sur la gouvernance. En marginalisant son gouvernement, Kaïs Saïed s'assure que la prise de décision reste sous son contrôle exclusif, mais ce choix limite également la capacité de l'Etat à réagir efficacement aux crises. Lorsque tout repose sur un seul homme, l'administration devient paralysée dès que celui-ci est accaparé par un dossier. De plus, cette approche expose la Tunisie à un risque accru d'isolement international, car les partenaires étrangers préfèrent traiter avec des institutions plutôt qu'avec une figure solitaire et imprévisible. Si l'on observe les dérives populistes ailleurs dans le monde, la personnalisation excessive du pouvoir aboutit souvent à une stagnation institutionnelle et à une difficulté à gouverner de manière efficace. La Tunisie, qui traverse déjà une crise économique et sociale majeure, peut-elle se permettre de fonctionner sur un modèle où seul le président agit, pendant que tout le reste de l'Etat demeure figé ?