La Tunisie excelle dans l'art des coups de force enrobés de légalité. Après le coup d'Etat médical du 7 novembre 1987, salué à l'époque par une population épuisée, le 25 juillet 2021 a marqué un nouveau tournant : une lecture biaisée de l'article 80 de la Constitution a permis à Kaïs Saïed de concentrer tous les pouvoirs entre ses mains. Dix ans après la chute de Ben Ali, un nouveau projet autoritaire s'est imposé, sous des apparences de légitimité, mais avec des décisions plus ubuesques encore, et une gouvernance confiée à des profils manifestement incompétents. Ce basculement ne s'est pas produit sous la forme d'un coup d'Etat militaire spectaculaire. Il s'est opéré par glissements successifs, insidieux, presque imperceptibles, mais implacables dans leur logique. Une prise de pouvoir orchestrée par un discours de crise permanent, des récits simplistes, et une stratégie de division sociale savamment entretenue. À la racine : un lent déplacement des repères collectifs, jusqu'à rendre acceptable l'inacceptable. L'un après l'autre, les garde-fous d'un régime démocratique ont été méthodiquement démantelés : le pouvoir législatif, puis le judiciaire, puis les médias, la société civile, et même l'administration. Plus rien ne tient debout.
La fabrication du consentement Un regard lucide sur les événements révèle l'ampleur de la manipulation. Contrairement à ce que beaucoup ont cru, nous n'avons pas assisté à des décisions improvisées, mais à l'exécution méthodique d'un projet politique structuré. Le pouvoir a fait croire que les circonstances imposaient ses choix, alors qu'il imposait, en réalité, ses choix à travers une mise en scène de la crise. L'autoritarisme s'est présenté comme un devoir national. Tout a commencé par un récit simple, martelé jusqu'à devenir dogme : la décennie 2011-2021 serait une "décennie noire", faite uniquement de chaos, de corruption et de trahisons. Ce récit manichéen, redoutablement efficace, a effacé une décennie d'expériences démocratiques, de pluralisme, de mobilisations citoyennes — certes fragiles, mais bien réelles. On n'a retenu que les échecs, comme si la démocratie n'avait engendré que désordre et impuissance. La pandémie de COVID-19 est venue renforcer cette dynamique. Elle a offert au pouvoir un contexte exceptionnel pour redessiner le rapport de force. Entre confinement, angoisse collective et paralysie institutionnelle, Kaïs Saïed a su se poser en sauveur, seule voix rationnelle face à une classe politique discréditée. L'état d'exception sanitaire a ainsi préparé le terrain à un état d'exception politique durable. Et puis, un soir d'été, le miracle s'est produit. Le 25 juillet 2021, alors que la pandémie semblait hors de contrôle, elle fut soudain "maîtrisée" : les citoyens descendirent dans la rue s'embrasser, manifester, célébrer. Les vaccins arrivèrent, l'oxygène devint disponible. Le Tunisien voulut croire au miracle — et au faiseur de miracles. C'est là que le piège s'est refermé.
Une démocratie vidée de sa substance Dans ce climat, la lutte contre la corruption a été vidée de son sens. Au lieu d'un chantier institutionnel fondé sur le droit, elle est devenue un instrument d'épuration morale. Les accusations se substituent aux preuves, les arrestations médiatisées remplacent les procès équitables. La dénonciation suffit à disqualifier. La justice devient un théâtre où l'ennemi politique est condamné avant même d'être entendu. La présomption d'innocence cède la place à une présomption d'hostilité. Parallèlement, certains corps sociaux sont désignés comme ennemis permanents : avocats, magistrats, syndicalistes, journalistes, militants. Accusés d'être corrompus, coupés du peuple ou agents de l'étranger, ils ne sont plus perçus comme des citoyens critiques, mais comme des menaces à éliminer. Le pouvoir n'a plus besoin de convaincre : il suffit de discréditer. Et à force de répétition, ces figures deviennent, aux yeux de l'opinion, des suspects naturels. Leur arrestation ne scandalise plus. Elle rassure. L'acte fondateur de cette dérive reste la réécriture unilatérale de la Constitution, en juillet 2022. Rédigée dans le secret, sans débat public, sans participation citoyenne, cette nouvelle Constitution a instauré un régime présidentialiste radical. Le président y concentre tous les leviers du pouvoir : il nomme les juges, gouverne par décret, légifère à sa guise. Les contre-pouvoirs sont neutralisés, la séparation des pouvoirs abolie. Ce que la révolution de 2011 avait précisément voulu empêcher devient désormais la norme.
La banalisation de l'arbitraire Et l'on en vient à considérer comme ordinaires des pratiques qui, il y a encore peu, auraient provoqué une onde de choc. L'arrestation de journalistes, d'avocats, de syndicalistes ou d'opposants politiques ne suscite plus d'indignation. Une partie de la population, lasse ou séduite par le discours sécuritaire, détourne le regard. C'est là le succès le plus inquiétant du régime : avoir déplacé la frontière de l'intolérable, transformé l'exception autoritaire en norme administrative. Ce n'est pas la brutalité du pouvoir qui est la plus redoutable, mais sa banalité. L'arbitraire s'est glissé dans les plis du quotidien, sous les habits trompeurs de l'ordre et de la souveraineté. La question, désormais, n'est plus de savoir si nous vivons sous un régime autoritaire. Elle est de savoir jusqu'où nous sommes prêts à le tolérer — et combien de libertés devront encore être sacrifiées avant que le silence ne devienne notre seule langue commune.