C'est un véritable sentiment de persécution qui est ressenti par les Tunisiens résidant à l'étranger (TRE) ces derniers temps, à cause d'informations ou de rumeurs relatives à des mesures gouvernementales les ciblant. Certains disent qu'ils risquent d'être arrêtés parce qu'ils n'avaient pas accompli le service militaire, d'autres parce qu'ils ne se sont pas acquittés d'un arriéré fiscal dont ils n'avaient pas connaissance. C'est une phrase qui en dit long sur l'esprit du gouvernement, et elle a été prononcée récemment par le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Fethi Zouhair Nouri. Lors d'un atelier international sur la contribution des diasporas à la promotion de l'investissement et à la réalisation du développement durable, M. Nouri a révélé que les TRE effectuent en moyenne des transferts de 120 dollars par mois et par personne, contre une moyenne mondiale de 200 dollars. Le Tunisien de l'étranger est donc réduit à un simple montant par le gouverneur, et il est jugé radin, comparativement aux autres expatriés du monde. Le TRE serait-il un Tunisien de seconde zone pour qu'il soit ainsi stigmatisé par un haut commis de l'Etat, qui le considère comme une vache à lait ?
Rumeurs en cascade et silence officiel Ces derniers jours, sur les réseaux sociaux, les interrogations se multiplient, sur fond de rumeurs insistantes et très peu d'informations fiables et officielles. Ainsi, on rapporte que certains étudiants tunisiens à l'étranger auraient été arrêtés à leur retour en Tunisie pour être traduits devant une juridiction militaire, parce qu'ils n'auraient pas accompli leur service militaire obligatoire. Qu'elle soit vraie ou pas, cette donnée a jeté un vent de panique aussi bien chez les jeunes étudiants que chez les jeunes binationaux et expatriés. La rumeur a disparu quelque temps avant d'être remplacée par une autre, visant cette fois de prétendus évadés fiscaux parmi nos TRE. Dans le viseur de l'administration fiscale, paraît-il selon la rumeur, ces Tunisiens qui envoient de l'argent en Tunisie et qui devraient prouver que leur argent a été imposé à l'étranger. À défaut, ils seraient tenus de payer leurs impôts en Tunisie.
Autre catégorie ciblée : les TRE qui possèdent des biens immobiliers en Tunisie loués à des tiers. Ces loyers, considérés comme revenus générés en Tunisie, sont imposables. Les propriétaires doivent donc prouver qu'ils se sont bien acquittés de leurs dettes fiscales. Mais là où la colère est montée d'un cran, c'est avec les virements opérés par les TRE à leurs familles restées en Tunisie. Ces transferts seraient considérés comme des revenus imposables par l'administration fiscale.
Une fiscalité universelle… mal expliquée Théoriquement, tout revenu généré en Tunisie est imposable et doit être déclaré. Cette déclaration est annuelle et concerne 100 % des actifs, y compris ceux qui vivent grâce à une rente immobilière. La Tunisie appliquant un système de retenue à la source, très peu de Tunisiens font cette déclaration annuelle. Ce n'est que lors de l'achat d'un bien immobilier ou d'une voiture, quand il faut présenter le quitus fiscal, que l'on se rappelle de cette obligation. Cela concerne aussi bien les autochtones que les TRE. Les revenus immobiliers étant des revenus comme les autres, leur imposition est donc légitime aux yeux de l'administration fiscale. Cela n'a rien d'exclusivement tunisien, c'est une pratique quasi universelle. À ce stade, il n'y aurait pas lieu de parler de discrimination. Sauf que voilà : les rumeurs ont enflé… et les autorités observent un silence total. Aucune déclaration officielle pour calmer les esprits, aucune explication pour rappeler à tous les citoyens leurs obligations fiscales, qu'ils soient en Tunisie ou à l'étranger. L'effervescence, la panique et la colère sur les réseaux sociaux s'expliquent par ce manque de communication, mais aussi par l'état d'esprit du régime, qui semble considérer les TRE comme une catégorie à part.
Une Constitution et un code électoral discriminatoires Bien avant la déclaration malheureuse de Fethi Zouhair Nouri, le régime de Kaïs Saïed manifestait déjà ses réserves vis-à-vis des TRE, notamment envers les binationaux.
Dans l'article 89 de la Constitution de 2022, rédigée par Kaïs Saïed, la candidature à la présidence est réservée aux seuls Tunisiens sans double nationalité, nés de père et de mère, de grands-pères paternel et maternel tunisiens, demeurés tous de nationalité tunisienne sans discontinuité. En clair, si l'un des parents ou grands-parents est étranger, ce Tunisien est inapte à se porter candidat à la magistrature suprême. Cet article 89 contredit pourtant l'article 23 de la même Constitution, qui dispose que tous les citoyens et citoyennes sont égaux en droits et en devoirs. Autre contradiction : l'article 49bis du code électoral de 2023 exige que les candidats aux conseils municipaux soient de nationalité tunisienne exclusive. L'article 19 du code électoral de 2022, quant à lui, interdit aux binationaux de candidater aux législatives dans les circonscriptions tunisiennes. De plus, les dispositions du Code électoral, comme le fait de devoir présenter 400 parrainages répartis à égalité entre hommes et femmes, sont totalement inapplicables dans plusieurs circonscriptions de l'étranger. Par conséquent, des milliers de Tunisiens résidant à l'étranger n'ont pas de représentant au Bardo. D'ailleurs, l'Assemblée des représentants du peuple est toujours amputée de près de sept membres, car personne n'a réussi à être élu sur ces circonscriptions.
Une stigmatisation d'Etat Quel est le tort de ce Tunisien né d'un père ou d'une mère étrangère ? Pourquoi n'a-t-il pas les mêmes droits que son compatriote ? Cette discrimination inscrite dans les textes officiels, adoptés sous l'ère de Kaïs Saïed, résume tout l'état d'esprit du régime. Cette discrimination est blessante pour des centaines de milliers de TRE. Il est donc logique qu'ils se sentent visés ou persécutés à chaque rumeur de poursuite judiciaire, de service militaire non accompli ou d'impôt impayé. Comment leur expliquer, dans ces conditions, que ces mesures concernent tous les Tunisiens, pas seulement les TRE ? Entre des textes discriminatoires d'un côté et une absence totale de communication gouvernementale — sauf pour leur reprocher de ne pas contribuer assez à l'économie nationale —, le régime a ouvert une autoroute à la rumeur, à l'incompréhension et à la colère.
Une confiance rompue, difficile à réparer En choisissant de multiplier les signaux de défiance à l'égard des Tunisiens résidant à l'étranger, le régime en place compromet une relation déjà fragile. Les TRE ne réclament ni privilèges ni exonérations : ils veulent simplement être traités avec respect, transparence et égalité. Mais lorsque l'Etat multiplie les obstacles administratifs, les ambiguïtés fiscales et les exclusions politiques, il finit par transformer des citoyens engagés en exilés désabusés. Ce n'est pas avec la stigmatisation ni le silence que l'on incite une diaspora à contribuer davantage. C'est par la reconnaissance, la clarté des lois et une communication loyale. Faute de quoi, les transferts baisseront, la colère montera… et la fracture s'élargira.