Une question inutile ? Et si la question la plus urgente était aussi la plus négligée ? Comment penser notre devenir aujourd'hui ? Question abyssale, presque mystique, que d'aucuns relèguent volontiers aux marges de la philosophie ou de la poésie. Elle semble flotter trop haut pour la politique, trop lente pour l'économie, trop vaste pour les chaînes d'information. Pourtant, à force de refuser de l'affronter, nous avançons dans le brouillard d'un présent sans boussole, ivres de technologies et démunis face au sens même de notre trajectoire collective. Poser la question de notre devenir, ce n'est pas spéculer dans le vide. C'est tenter d'habiter lucidement une époque qui vacille. C'est interroger les formes de notre vivre-ensemble, les lignes de notre cohabitation planétaire et, surtout, la possibilité de leur transformation. Or, il existe un cadre concret, déjà adopté par 193 Etats membres des Nations unies, qui incarne — sans tambours ni trompettes — une réponse structurée à cette interrogation : les 17 Objectifs de développement durable (ODD), adoptés en 2015 dans le cadre de l'Agenda 2030.
L'Agenda 2030 : une boussole oubliée Ces 17 objectifs ne relèvent pas d'une simple déclaration de principe. Ils forment un système cohérent, interdépendant, pensé pour répondre aux grands défis de notre temps. Ils appellent à éradiquer la pauvreté, éliminer la faim, garantir la santé pour tous, assurer une éducation de qualité, promouvoir l'égalité des genres, universaliser l'accès à l'eau potable, développer une énergie propre et abordable, créer un travail décent dans le cadre d'une croissance durable, favoriser l'innovation et les infrastructures résilientes, réduire les inégalités, construire des villes durables, responsabiliser les modes de consommation et de production, lutter contre le changement climatique, préserver les océans, protéger la vie terrestre, renforcer la paix, la justice et les institutions et, surtout, créer des partenariats mondiaux pour atteindre ces buts. Bien que parfois réduits à des slogans lors des conférences internationales, ces objectifs dessinent en réalité un canevas de transformation. Leur transversalité est leur force : aucun d'eux ne peut être atteint isolément. On ne peut lutter contre la pauvreté sans garantir une éducation de qualité. On ne peut aspirer à une croissance soutenable sans un système judiciaire transparent, respectueux des droits humains et de la liberté d'expression. On ne peut protéger l'environnement sans reconsidérer les logiques économiques. Autrement dit : tout est lié.
Au-delà des discours politiques, l'urgence d'une vision globale Dans les 17 ODD se cache une forme de sagesse stratégique que les programmes politiques peinent à intégrer. Loin d'être un agenda technocratique, ils dessinent une politique du monde. Ils imposent une cohérence, une éthique, une capacité à penser à long terme — qualités qui font cruellement défaut à nombre de gouvernements, absorbés par les cycles électoraux et les impératifs de court terme. Ainsi, les ODD ne constituent pas un simple supplément d'âme, mais une matrice de refondation. Ils contraignent les dirigeants à sortir des logiques de cloisonnement : économie sans écologie, développement sans inclusion, sécurité sans justice. Ils offrent une langue commune pour articuler les exigences de justice sociale, de respect écologique et de coopération internationale. Pourtant, force est de constater qu'ils demeurent, dans de nombreuses capitales, relégués à des rapports d'experts ou à des plans d'action décoratifs. Rares sont les discours politiques qui les intègrent sérieusement dans leur logiciel idéologique. Plus rares encore ceux qui les utilisent comme critère de cohérence.
2030 : ligne d'horizon ou ligne de fracture ? L'année 2030, fixée comme échéance par les Nations unies, est à la fois proche et lointaine. Proche, car elle exige des engagements concrets dans les cinq prochaines années. Lointaine, car elle oblige à se projeter au-delà des crises immédiates, des guerres et des tensions géopolitiques. Or, les évaluations récentes montrent que le monde accuse un retard sur la quasi-totalité des objectifs. La décennie 2020-2030, censée être une « décennie d'action », a été jusqu'ici marquée par la pandémie, les guerres, l'inflation, les replis identitaires, les dégradations climatiques. Difficile, dans ce contexte, de penser globalement, de coopérer, de planifier. Pourtant, c'est précisément dans ces moments de crispation que les ODD révèlent leur pertinence. Ces objectifs ne relèvent ni du rêve naïf ni d'un idéalisme déconnecté : ils impliquent des transformations profondes, souvent douloureuses — repenser les systèmes agricoles, revoir les chaînes de production mondialisées, modifier radicalement nos usages de l'énergie, et instaurer une justice sociale qui ne soit pas une abstraction, mais une réalité quotidienne, portée par des institutions indépendantes et humaines. Refuser cette trajectoire, c'est s'enfermer dans une géopolitique de l'urgence, une économie fondée sur l'épuisement et une gouvernance structurée par la peur.
Populisme contre complexité Les populismes contemporains partagent souvent un même réflexe : la simplification. Simplification des causes, des responsabilités, des remèdes. Face à cela, les ODD exigent l'inverse : une pensée de l'interconnexion, une politique de la complexité. Ils imposent de relier l'alimentation à la biodiversité, l'éducation à la résilience démocratique, la justice équitable à la paix sociale. Le repli national, l'hostilité à la coopération internationale, le refus du multilatéralisme vont à rebours de cette logique. Le monde ne peut se sauver par des murs, ni par des nostalgies. Il faut au contraire forger une vision planétaire fondée sur la solidarité, l'intelligence collective et la responsabilité partagée. Les discours populistes se caractérisent par leur vision monolithique, qui segmente le monde en oppositions manichéennes : l'international contre le national, les élites contre le peuple, les riches contre les pauvres. Cette binarité, séduisante par sa simplicité, enferme les sociétés dans des logiques de confrontation stériles, empêchant de saisir les interrelations complexes qui définissent notre époque. La réalité ne se réduit pas à des camps ennemis ; elle est tissée d'interdépendances où chaque enjeu global se répercute localement, et inversement. En outre, ces discours divisent les sociétés en fractures irréconciliables, opposant le court-termisme national aux exigences d'une coopération globale. Or, les défis auxquels nous faisons face — climat, inégalités, migrations — ne connaissent ni frontières ni exclusivités. Les ODD imposent une nécessaire hybridation des échelles, une politique qui conjugue l'attachement au local avec la responsabilité envers le global. Refuser cette complexité, c'est s'exposer à l'échec de toute solution durable.
Briser les récits exclusifs, bâtir des ponts Il ne suffit plus de répéter des slogans dans les palais présidentiels et lors des conférences internationales. Le véritable enjeu consiste à construire des cultures politiques compatibles avec les ODD. Cela implique un renouvellement du langage, des formes de gouvernance, de la pédagogie publique. Cela suppose aussi que les citoyens s'en saisissent. Car les objectifs ne seront pas atteints depuis les hauteurs diplomatiques : ils exigent des ancrages locaux, des déclinaisons concrètes, des politiques publiques intégrées. Il ne s'agit donc pas d'ajouter simplement un chapitre supplémentaire au volume déjà chargé des résolutions internationales, ni de cocher une case de plus dans le bulletin d'informations du soir, mais d'inventer un nouvel art de gouverner. Penser le devenir du monde à l'aune des ODD, c'est cesser de séparer le « nous » des « autres », le local du global, le futur du présent. Face à la montée des replis et des simplifications binaires, le véritable défi consiste à élaborer une pensée capable d'embrasser la complexité sans céder à la tentation de l'isolement. Penser globalement, c'est comprendre que les fractures du monde ne sont pas des murs infranchissables, mais des points de tension appelant une action concertée, inventive et plurielle. Les 17 Objectifs de développement durable ne constituent pas qu'une feuille de route technique : ils sont un appel à renouveler notre regard, à dépasser les divisions simplistes et à bâtir des ponts entre les individus, les communautés et les nations. En cela, l'année 2030 est moins une date butoir qu'un horizon pour réinventer la coexistence humaine dans toute sa complexité. Au bout du compte, c'est en refusant la tentation des récits exclusifs et en affirmant la force du commun que l'humanité pourra transformer la crise en opportunité — une opportunité de faire de la solidarité non plus un vœu pieux, mais le socle d'une nouvelle ère politique et sociale.