Hazem Amara avait 24 ans. Amine Jendoubi, 21 ans. Wassim Jaziri, 25 ans. Tous les trois sont morts en prison entre le 13 et le 20 juillet 2025. À Belli. À Borj Amri. À Sfax.
Une détention, mille humiliations Pourquoi ? Parce qu'en Tunisie, passer la porte d'une prison, c'est sortir du champ de la loi. Ce n'est plus un espace de justice, c'est un territoire livré à l'arbitraire des gardiens, des surveillants et, trop souvent, d'autres détenus à qui l'on délègue des fonctions de pouvoir. C'est une zone grise où l'humiliation remplace le droit, où la violence règle les rapports sociaux, où la survie passe par la soumission. Livrer des citoyens à cette mécanique sans recours, sans contrôle, sans protection, ce n'est pas un dysfonctionnement, c'est une démission de l'Etat. Aujourd'hui, plus de 32.000 personnes croupissent dans les prisons tunisiennes. Elles étaient 22.000 il y a deux ans. Personne ne peut prétendre ignorer cette explosion carcérale. Les chiffres sont connus, relayés, répétés : 150 % d'occupation dans la majorité des établissements, parfois 200 %. Les cellules débordent. Les couloirs débordent. Les lits manquent. Les corps s'empilent. Pourquoi une telle saturation ? Parce qu'en Tunisie, on enferme d'abord et on réfléchit ensuite. Près de la moitié des détenus sont en détention provisoire. Cela signifie qu'ils ne sont même pas encore jugés. Des citoyens privés de liberté, sans condamnation définitive, parce qu'on ne sait pas faire autrement ou qu'on ne veut pas s'en donner les moyens. À cela s'ajoute une législation absurde et punitive, qui envoie en prison pour des délits mineurs. Les alternatives existent ailleurs : médiation, travail d'intérêt général, assignation à résidence. Mais ici, non. Ici, on enferme.
Enfermés avant d'être jugés Les récits qui nous parviennent ne sont pas des exceptions. Ils dessinent une réalité quotidienne. Des détenus dorment à même le sol, entassés dans des cellules surchauffées. Les soins sont insuffisants, parfois inexistants. L'hygiène est catastrophique, l'alimentation insuffisante. Les familles, elles, patientent des heures pour quelques minutes de visite. Elles apportent le fameux "couffin" pour nourrir leurs proches, parce que l'administration n'y pourvoit pas ou mal, très mal. Et les recours ? Ils sont théoriques. Personne ne peut réellement contester un abus quand l'abus est devenu la règle. Même l'accès à la lecture dépend du bon vouloir des surveillants. L'arbitraire est partout, jusque dans le choix d'un livre. La soumission est la condition de la survie. Ce système n'est pas seulement injuste. Il est aussi absurde. La prison tunisienne ne corrige pas. Elle ne réinsère pas. Elle recycle l'injustice sociale. Environ 60 % des prisonniers n'ont pas terminé leur scolarité primaire. Une fois incarcérés, ils n'ont accès ni à l'éducation, ni à la formation professionnelle, ni à un accompagnement psychologique. Ils en sortent plus vulnérables, plus marginalisés, plus violents parfois qu'ils n'y sont entrés. Parce qu'on les a enfermés sans leur donner la moindre chance de s'en sortir autrement, près de 30 % des anciens détenus retournent en prison dans les deux ans. La prison tunisienne n'est pas une réponse au risque de désordre social. C'est une machine à fabriquer de l'exclusion et à entretenir la récidive.
Ce que la prison dit de nous Il faut arrêter de tourner autour du pot : il est temps de réformer ce système. Pas dans un horizon vague, pas à la marge. Maintenant. C'est une urgence. Il faut en finir avec la détention provisoire de masse, accélérer les procédures judiciaires pour juger vite ou relâcher ceux qu'on garde indéfiniment derrière les barreaux. Il faut envisager des alternatives réelles à l'incarcération pour les délits mineurs. Il faut humaniser les conditions de détention, garantir l'accès aux soins, à l'hygiène, à l'éducation, à la culture. Il faut former les surveillants pénitentiaires à gérer des êtres humains, pas à dominer des corps. Il faut instaurer un contrôle indépendant des prisons, capable de faire cesser les abus. Il faut enfin créer de véritables programmes de réinsertion, pas des simulacres. Bien sûr, cela nécessite des moyens. Mais ce qui coûte bien plus cher à une société, c'est de produire des vies brisées et des citoyens rejetés à la marge. Et surtout, cela exige du courage politique. Le courage de reconnaître que la dignité d'un détenu compte autant que celle d'un citoyen libre. Car au fond, ce n'est pas une question humanitaire. C'est une question de République. C'est une question de droit. Un Etat qui laisse des citoyens mourir en prison pour des raisons indignes cesse d'être un Etat de droit. Il devient un appareil de gestion des corps inutiles. Un producteur d'exclusions. La manière dont une société traite ses prisonniers est toujours le miroir de sa propre humanité. A supposer qu'ils soient tous fautifs et aient commis des actes malveillants, accepter que leurs vies soient détruites derrière les murs d'une prison, est une forme de vengeance sociale, une conception de la prison moyenâgeuse. La privation de la liberté n'arrête pas la loi aux portes des cellules, l'accepter c'est admettre que tôt ou tard, elle finit par se retirer aussi des autres espaces du vivre-ensemble. En Tunisie, il est temps d'arrêter de détourner les yeux. Il est temps de comprendre qu'on ne punit pas mieux en humiliant. Qu'on ne protège pas la société en fabriquant des récidivistes. Qu'on ne construit pas la justice en abandonnant les détenus à l'arbitraire des plus forts. Libérer les prisons de cette spirale, ce n'est pas défendre les criminels. C'est protéger l'idée même de justice.