À l'heure où la Tunisie s'apprête à sacrifier ses moutons et célébrer l'Aïd el-Kébir, des dizaines d'hommes et de femmes ne verront ni leurs familles, ni la lumière du jour, ni la joie d'un café partagé. Leur seul crime : avoir pensé autrement, parlé librement, existé politiquement. En cette fête religieuse censée incarner le pardon, ils paient, dans le silence des murs et l'oubli de l'opinion, le prix de leur engagement. Comme chaque année, les familles tunisiennes s'apprêtent à vivre l'une des fêtes les plus symboliques du calendrier musulman. Rassemblements, repas, prières, retrouvailles. Mais derrière les portes closes de plusieurs prisons tunisiennes, d'autres familles vivront ces journées comme un supplice. Leur proche ne sera pas là. Il ne l'est plus depuis des mois. Parfois depuis des années. Non pas pour un crime. Mais pour une idée, une parole, une opposition. L'Aïd est censé être un moment de miséricorde. En Tunisie, il devient un rappel brutal : la répression ne prend pas de vacances.
Ramla Dahmani : « On cherche à fabriquer des loques humaines » Dans une lettre bouleversante, Ramla Dahmani, sœur de l'avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani, raconte l'humiliation continue : les soins refusés, l'interdiction de faire du sport, les transferts à l'hôpital menottée, les douleurs ignorées, la salle de sport inaccessible pour des raisons administratives absurdes. « On cherche juste à fabriquer des loques humaines. Des corps sans force. Des esprits sans résistance. » Et pourtant, Sonia Dahmani résiste. Le jour de son anniversaire, elle a commandé un gâteau à l'atelier de la prison, dansé avec ses codétenues, partagé un moment de lumière. « Elle est la joie au milieu du chaos, le rire au bord du gouffre », écrit Ramla. Une femme que l'on veut faire taire, et qui continue de se lever.
Dalila Ben Mbarek Msaddek : « J'ai pleuré comme une enfant » L'avocate Dalila Ben Mbarek Msaddek a rendu visite cette semaine à plusieurs prisonniers politiques : Ridha Belhaj à Siliana, Issam Chebbi à Bizerte, Ghazi Chaouachi à Ennadhour (anciennement appelé Borj Erroumi). Mais c'est cette dernière visite qui l'a submergée. La prison d'Ennadhour, c'était celle où, enfant, elle allait voir son père. « Tout m'est revenu. Les murs. Le portail. Le hall. Et puis, ce jour-là, ce n'était plus mon père sur la chaise, c'était Ghazi. Et j'ai pleuré comme une petite fille. » Et Ghazi, du fond de sa cellule, a pris le rôle du grand frère. Il l'a rassurée. Il a parlé avec calme, dignité, humour. Il a raconté son transfert, ses conditions de détention. « Ce monde est à l'envers, lui a-t-il dit. On arrache les fleurs et on plante des oignons. »
Samir Dilou : « Le mot-clé de cette époque, c'est l'injustice » L'ancien ministre et avocat Samir Dilou livre une chronique implacable. Une plongée dans les cellules de Chadha Haj Mabarek, Mehdi Ben Gharbia, Hattab Slama, Sonia Dahmani. À chaque pas, un témoignage qui glace. Chadha, frappée, moquée, ignorée. Mehdi, accusé d'avoir comploté avec Kissinger. Hattab, qui répète : « Qu'est-ce que je fais ici ? ». Et puis vient le coup de massue : le transfert punitif massif des prisonniers de l'affaire du « complot ». Dispersés à travers tout le pays, éloignés de leurs familles, de leurs avocats, de leurs juges. Ghazi Chaouachi à Ennadhour – une prison pour condamnés définitifs. Comme si le verdict était déjà tombé. Comme si la justice n'était plus qu'une formalité administrative. « Chaque époque a son mot-clé, écrit Dilou. Sous Ben Ali, c'était la torture. Sous la révolution, c'était le chaos. Aujourd'hui, c'est l'injustice. »
Ahmed Souab, la conscience en cellule Il est celui que le pouvoir n'a pas supporté. Ahmed Souab, ancien magistrat, juriste reconnu, chroniqueur respecté, est en prison depuis deux mois. Son crime ? Une métaphore. Lors d'une conférence, il a mimé le geste d'un juge « le couteau sous la gorge ». Pour cela, on l'a accusé… de terrorisme. Mais Souab est plus vivant que jamais. Depuis sa cellule, il écrit. Il se moque de ses persécuteurs, refuse toute compromission, appelle à résister. Il remercie ses soutiens, salue les journalistes, cite les poètes, évoque le Stade Tunisien. « Je ne me suis jamais connu autrement que ferme dans mes positions », écrit-il. Un parloir symbolique a été organisé pour lui, dans la rue, à ciel ouvert. On y a chanté, peint, récité. Car s'ils veulent le faire taire, ils devront aussi faire taire toute une société qui s'obstine à rêver.
Portraits d'hommes debout Issam Chebbi, discret, digne, fraternel. Toujours souriant. Il ne se plaint pas. Il rassure. Ghazi Chaouachi, moqué, traîné, transféré, mais toujours mordant. Il ironise sur les oignons et les roses, et conserve intacte sa force de conviction. Ridha Belhaj, qui cultive un jardin derrière les murs, qui écrit un roman intitulé La colombe et le prisonnier, qui continue à croire en la beauté des choses. Sonia Dahmani, rayonnante malgré la douleur, libre dans l'enfermement, puissante dans l'humiliation. Mehdi Ben Gharbia, quatre ans de détention, et maintenant accusé du pire sans preuve. Une vengeance judiciaire orchestrée avec froideur. Kamel Letaïef, Khayem Turki, Kamel Bedoui, Hattab Slama, Chadha Haj Mabarek, Chokri Hachicha… tous victimes d'un système qui ne poursuit plus des crimes, mais des profils.
Une justice à la dérive Il fut un temps où la justice tunisienne, malgré ses lenteurs et ses pressions, était encore perçue comme un recours. Un espace, parfois fragile mais existant, où les droits pouvaient être défendus, les abus dénoncés, les verdicts contestés. Ce temps-là semble désormais bien loin. Depuis le 25 juillet 2021, c'est une autre logique qui s'est imposée : une justice d'exception devenue la norme, une détention préventive transformée en peine anticipée, une procédure réduite à un décor. Les fondamentaux du droit sont bafoués, méthodiquement, cyniquement. Le principe selon lequel la liberté est la règle et la détention l'exception ? Inversé. Aujourd'hui, être libre en attendant son procès est un privilège. Être en prison, une simple mesure conservatoire sans justification concrète. L'arbitraire se loge dans le détail administratif, dans l'interprétation souple d'un article, dans un soupçon transformé en condamnation morale. La présomption d'innocence ? Vidée de sa substance. Les accusés sont désignés comme coupables dès leur arrestation, parfois même par le président de la République lui-même. Kaïs Saïed, juriste de formation, multiplie les déclarations publiques sur des affaires en cours. Il évoque les « comploteurs », les « traîtres », les « vendus ». À partir de là, que peut encore faire un juge d'instruction, sinon s'aligner ? Et dans cette mise en scène punitive, les réseaux sociaux jouent le rôle de tribunal populaire. Le régime y trouve un exutoire à son impopularité croissante : des visages connus à exhiber, des figures à livrer à la vindicte, des boucs émissaires pour détourner la colère. Sur Facebook et ailleurs, les foules applaudissent, ricanent, exigent. « S'il n'a rien fait, il sera libéré », répètent-ils, sans comprendre que la justice ne fonctionne plus sur les preuves, mais sur la pression. Les droits de la défense ? Entravés. Avocats espionnés, empêchés d'accéder à leurs clients, convoqués à leur tour. Plaidoiries confisquées. Téléphones fouillés. Visites écourtées. Transferts punitifs décidés du jour au lendemain pour rendre l'organisation d'une défense impossible. Même la loi n'est plus respectée : l'article 14 du code pénitentiaire, qui impose une information claire et rapide des familles en cas de transfert, est piétiné quotidiennement. L'appareil judiciaire ? Purgé. Les magistrats critiques ont été révoqués sans procédure. Des dizaines d'entre eux. Sans audience, sans preuve, sans recours. Ceux qui restent n'ont plus qu'une alternative : le silence ou l'allégeance. Le Conseil supérieur de la magistrature, censé garantir l'indépendance des juges, a été dissous puis remplacé par un organe sous contrôle présidentiel. Et les dossiers ? Ils sont souvent vides. Les prévenus sont poursuivis sur la base d'extraits de presse, de publications Facebook, de dénonciations anonymes. Les témoins sont flous, les faits vagues, les accusations alambiquées. Le plus souvent, l'intention vaut condamnation. Penser un autre avenir devient un acte de subversion. Cette justice-là n'a plus de robe que le nom. Elle ne protège plus. Elle sanctionne. Elle n'éclaire plus. Elle obéit. Elle ne rend plus la justice. Elle fabrique de l'ordre. Un ordre imposé, instable, et profondément injuste.
Une fête sans pardon L'Aïd el-Kébir est censé incarner le sens ultime du sacrifice, de la foi et du pardon. Mais pour des dizaines de familles tunisiennes, il n'y aura cette année ni tables garnies, ni embrassades à la sortie de la mosquée, ni regards mouillés de joie. Il n'y aura que l'absence. Le manque. L'injustice. Pour ces familles, la fête ne viendra pas. Elle est confisquée, comme l'est leur parent, leur frère, leur sœur, leur époux. Une cellule remplace le salon. Un uniforme gris prend la place de la djellaba blanche. Les murs froids ont supplanté les retrouvailles. Car leur proche ne sera pas là. Non pas parce qu'il a commis un crime. Mais parce qu'il a dérangé le pouvoir. Parce qu'il a signé une pétition. Parce qu'il a défendu des migrants. Parce qu'il a fait de la politique, de l'opposition, ou même simplement de l'ironie. Ces familles subissent une triple peine : la privation, le dénigrement, et l'incertitude. On les prive de celui ou celle qu'elles aiment. On les expose à la vindicte populaire. Et on les condamne à l'angoisse indéfinie d'un avenir suspendu. La douleur de ces familles est d'autant plus cruelle qu'elle se heurte à l'indifférence. Les prisons se remplissent, les procédures s'empilent, les audiences s'éternisent… et le peuple oublie. Une autre affaire vient occuper l'espace. Un autre scandale détourne l'attention. Et eux, derrière les murs, restent seuls à attendre. On dit souvent que l'Aïd est une parenthèse spirituelle. Cette année, pour beaucoup, ce sera une parenthèse d'abandon. Pire encore : ceux qui ont le pouvoir de libérer préfèrent humilier. Ceux qui parlent au nom de la justice préfèrent écraser. Ceux qui se réclament de Dieu préfèrent désincarner toute miséricorde. Et pourtant, derrière les barreaux, beaucoup résistent. Ils écrivent. Ils lisent. Ils rient parfois. Ils jardinent. Ils chantent. Ils se tiennent droits. Leur liberté est une idée. Et une idée, ça ne s'enferme pas. C'est pourquoi nous devons penser à eux, et surtout parler d'eux. En cette fête du sacrifice, nous refusons que les voix dissidentes soient les agneaux expiatoires d'un régime à bout de souffle. Nous refusons que la mémoire se dilue, que l'indignation s'éteigne. C'est précisément dans les jours de fête qu'il faut rappeler l'injustice. Car si nous fêtons sans eux, si nous les oublions, si nous acceptons leur silence, alors nous ne sommes plus qu'à un pas de les trahir.
Maya Bouallégui
Liste des personnalités médiatiques en prison Sonia Dahmani, Borhen Bssaïs, Mourad Zeghidi et Chadha Haj Mbarek
Liste des personnalités du monde des affaires en prison (non exhaustive) Mohamed Frikha ; Ridha Charfeddine ; Riad Ben Fadhel ; Lotfi Ali ; Marouen Mabrouk ; Maher Chaâbane ; Youssef Mimouni ; Samir Jaïeb ; Abdelaziz Makhloufi ; Ali Ghedamsi (décédé en prison), Hmaïda Ben Amor.
Liste des militants des Droits de l'Homme en prison Ahmed Souab ; Mohamed Jouou ; Abdallah Said ; Imen Ouardani ; Saadia Mosbah ; Sherifa Riahi ; Saloua Ghrissa ; Iyad Bousselmi ; Abderrazak Krimi ; Mustapha Jemali ; Mohamed Iqbal Khaled ; Rached Tamboura.