En Tunisie, le terme « terrorisme » est galvaudé, banalisé, il pique plus qu'il ne parle, s'exprime plus qu'il ne se définit, il choisit ses adversaires plus qu'il décline sa signification. Dans ce fouillis conceptuel et ce désordre idéologique, la ligne de démarcation se perd en conjectures. La porte reste ouverte à toutes les insanités. La dernière sortie de Hamda Said, Mufti de la République, accusant Bourguiba d'être à l'origine du terrorisme, tout au moins d'en avoir fait le lit, ne sort pas de cette obscure ornière et ne manque ni de sel ni de myopie. Est-ce que Hamda Said sait que « les grands hommes sont nés pour réparer les malheurs de leur siècle », qu'un leader est avant tout un destin, non un naufrage et qu'à ce titre Bourguiba est de cette trempe. C'est un grand homme qui a réparé maintes insanités, relevé moult défis et attaché le pays au mouvement de l'histoire. Après les infondées accusations d'apostasie, de son vivant, voilà un autre fruste réquisitoire, taillé dans la même pierre doctrinaire, imputant à Bourguiba, à titre posthume, d'autres inculpations. Comme quoi, sur le trône ou dans sa tombe, Bourguiba continue à défrayer la chronique et à narguer ses adversaires, voire ses ennemis. Jusqu'à ce jour, il ne passe pas inaperçu ni laisse indifférent. Il attire encore les sabres de ses contradicteurs historiques et attise encore l'obstination de ses opposants à vouloir l'évincer de la scène nationale et de la mémoire collective et individuelle. Même de sa dernière demeure, sous terre, Bourguiba continue de terroriser ceux qui s'acharnement aujourd'hui lâchement et indument sur son cadavre, rivalisant de coups bas et de formules au vitriol pour l'exclure, le défigurer et le confiner à une image terne et hérétique, image fausse et injuste. Pourtant Hamda Said est forcément un pur produit de Bourguiba. Il a bénéficié d'un système d'éducation que Bourguiba a monté de toutes pièces, il a grandi dans un Etat moderne mis sur pied par Bourguiba, il a été élevé dans un modèle de société typiquement tunisien défini et construit par Bourguiba, il a été allaité à une identité nationale, éclectique, ouverte et séculière, ancrée dans son Islam, qui n'a jamais connu de crise, semée et nourrie par Bourguiba, il a épousé une femme enracinée dans une culture d'émancipation et d'égalité, œuvre de Bourguiba. Des ongles de ses orteils jusqu'aux racines de ses cheveux (il en conserve quand même quelques uns), il est façonné à la pâte bourguibienne et structuré dans son mortier. Et pour quelles raisons Hamda Said a-t-il justifié ses piques contre Bourguiba ?! Est-ce fortuit que l'œuvre majeure de Bourguiba, le plus beau joyau de sa couronne, à savoir l'émancipation de la femme tunisienne, soit le socle sur lequel le Mufti ait bâti son argumentaire !! Est-il encore requis et même décent d'expliquer que l'éducation pour tous et l'émancipation de la femme, deux principaux piliers de la stratégie bourguibienne, ont immunisé la Tunisie contre l'extrémisme, constitué un rempart quasi-naturel contre le terrorisme, permettant à la femme tunisienne d'être une force de frappe et de progrès et un élément d'équilibre social. D'autres monarques arabes, beaucoup plus fortunés, n'ont pas eu la même force de conviction et de défi ni la même vision sociétale que Bourguiba, préférant investir dans des stratégies autres que l'accès à l'éducation et la libéralisation de la femme. Aujourd'hui, il n'est pas par hasard que les conditions de la femme tunisienne soient sans commune mesure avec celles de leurs sœurs arabes. N'en déplaise à Hamda Said, ou à ses affidés, et au-delà de sa répressive et arbitraire politique en matière de démocratie et de liberté, dont personne ne conteste le bilan noir, Bourguiba était un homme visionnaire, pionnier, en totale harmonie avec l'Islam tunisien. Il en a développé une lecture contemporaine, redéfinissant son rôle dans l'environnement social, culturel et politique tunisien. Bourguiba n'était aucunement contre l'Islam mais farouchement opposé à la société traditionnelle, il menait son combat à l'intérieur de l'héritage arabo-musulman et non contre ce legs auquel il a toujours revendiqué son appartenance et sa culture d'homme. En outre, pour concrétiser son projet, Bourguiba s'était appuyé sur quelques grands esprits de l'élite tunisienne de l'époque, notamment les grands réformateurs comme Salem Bouhageb, Mohamed Beyram V, Tahar Haddad, Ali Bach Hamba, Ali Bouchoucha, Béchir Sfar, Mohamed Lasram et le Cheikh Mohamed Tahar Ben Achour, qui versaient, à des nuances près, dans le même sens. Si on suit l'idée de Hamda Said jusqu' au bout, cette pléiade d'hommes de culture et de religion ne seraient que des pourvoyeurs de terrorisme. En tout cas, ceux qui gagnent sont ceux qui en sont capables ou s'en estiment capables. Manifestement Hamda Said, en bon Mufti du roi qu'il est, ne connait ni la Tunisie profonde et ni la pieuvre terroriste. Faut-il porter à sa connaissance, s'il en a, que le terrorisme n'a jamais été un phénomène chronique en Tunisie ni un produit de la société tunisienne. Notre pays a toujours fait face à un risque terroriste d'ordre exogène non endogène. Toutefois, depuis le règne de la Troïka, la donne a été modifiée en partie sinon en totalité. Avant le gouvernement postrévolutionnaire, les attentats étaient rares, isolés ne constituant guère un phénomène, encore moins un fléau. Les quelques attaques terroristes perpétrés en Tunisie, étaient, pour l'essentiel, commandités, préparés de l'extérieur et exécutés par des tunisiens et des étrangers, tous non résidents en Tunisie. Avant cela, le terrorisme était importé car incompatible avec la personnalité tunisienne. Ceci dit, vouloir aujourd'hui descendre Bourguiba, icône de la Tunisie moderne, et lui attribuer la responsabilité de la naissance du terrorisme en Tunisie est un non sens d'un point historique et une ignominie sur le plan moral. Oter à Bourguiba la Jebba tunisienne pour l'habiller de la tunique afghane et changer le père de la nation en père du terrorisme, il y a un énorme et non moins insondable pas que Hamda Said n'a éprouvé aucun scrupule à franchir, un rictus vengeur sur la bouche, trahissant un esprit obtus, inique et revanchard. Pourtant quand on demandait au « combattant suprême » quelle la différence en sa pensée et celle de la mouvance islamiste, il répondait, dans une sentence chargée de symbolique et de lucidité, « 14 siècles ». L'idée du père imprègne la société tunisienne. Certains cherchent, dans le parricide, à s'en libérer. Il est quand même paradoxal qu'à force de vouloir gommer Bourguiba, ils l'immortalisent, l'éternisent, en ravivent le souvenir, embellissent l'image et fertilisent la mémoire. Ils le remettent sur son piédestal, socle sur lequel il est resté haut, fort, digne, fier et bravant ses adversaires et ces hommes sans mémoire ni recul, incapables de distinguer les bonnes graines de l'ivraie, mêlant les torchons avec les serviettes. N'est-ce pas là une revanche à la fois de l'histoire et de Bourguiba ?! Aujourd'hui, l'histoire, après avoir enfoncé Ben Ali au fin fond de sa poubelle, telle une immondice, ne remet-elle pas Bourguiba sous les feux de la rampe pour le redécouvrir et revisiter sa pensée. La résurrection ces derniers temps de Bourguiba, en souvenirs, en pensées, en images et en courants politiques, dans le paysage tunisien, en est l'irréfutable preuve. Ce rejaillissement ne démontre-t-il pas, s'il en est besoin, que Bourguiba ne nous a jamais quittés. Il vivait à notre insu, dans les replis de notre mémoire. Sur un autre plan, Bourguiba n'a-t-il pas son souffle dans la révolution tunisienne. Les jeunes diplômés en chômage, les femmes, les intellectuels, ayant manifesté dans toute la Tunisie et contraint le dictateur déchu à fuir, ne sont-ils pas les fruits de sa politique ?! Donc, si Bourguiba était terroriste, tous les tunisiens le seraient. Auquel cas, Hamda Said serait Prix Nobel de la paix !!