La réunion tenue le 4 août 2025 au palais de Carthage aurait pu marquer un tournant décisif pour le secteur éducatif en Tunisie. Elle n'aura finalement servi qu'à rappeler l'ampleur du décalage entre les intentions affichées au sommet de l'Etat et la réalité d'un système enlisé, rongé par les lenteurs administratives et secoué par des tensions sociales persistantes. La réunion du 4 août 2025, présidée par Kaïs Saïed au palais de Carthage, a une nouvelle fois placé l'éducation au cœur des priorités nationales. Devant sept ministres directement concernés par le dossier, le chef de l'Etat a rappelé que la réforme éducative ne pouvait se limiter à des ajustements ponctuels. Elle doit être globale, toucher toutes les étapes de l'enseignement et s'appuyer sur une vision nationale cohérente. « Ce n'est pas un hasard si la Constitution a consacré la création du Conseil supérieur de l'Education et de l'Enseignement », a-t-il martelé, soulignant qu'un peuple sans système éducatif équitable et structuré n'a pas d'avenir. Le président ne manque d'ailleurs jamais de rappeler, lors de ses réunions, que ce Conseil est censé être le pilier de la refondation éducative. Inscrit dans sa Constitution du 25 juillet 2022, cet organe doit donner des avis obligatoires sur toutes les politiques éducatives, qu'elles concernent l'enseignement de base, secondaire ou supérieur. Il est également habilité à s'autosaisir de toute question stratégique, à produire un rapport annuel pour Carthage et à répondre à toutes les sollicitations des présidences de la République, de l'Assemblée et du Conseil des régions.
Trois ans d'attente pour une structure toujours muette Sur le papier, les prérogatives du Conseil sont claires : éclairer les décisions de l'Etat, harmoniser les réformes et dépasser les approches fragmentées qui ont marqué le passé. Pourtant, plus de trois ans après son inscription dans la Constitution, le Conseil n'a toujours pas vu le jour de manière effective. Il a fallu attendre septembre 2024 pour que le premier décret organisant sa composition et ses missions soit publié au Journal officiel. Et mai 2025 pour que le deuxième décret définissant son organisation administrative et financière soit enfin promulgué. Neuf mois séparent ces deux textes, alors qu'ils auraient dû être publiés dans la foulée. Résultat : une coquille vide, sans secrétariat général en fonction, sans budget exécuté, sans activité. À ce jour, août 2025, aucun avis n'a été rendu, aucun rapport produit, aucune session inaugurale tenue. Le Conseil, que le président décrit comme un « chantier civilisationnel », reste bloqué au stade des textes, preuve que la machine administrative ne suit pas le rythme voulu par Carthage. Et pendant ce temps, les urgences éducatives, elles, ne font qu'empirer. Ce contraste entre l'insistance présidentielle — constante, structurée, presque obsessionnelle — et l'inaction administrative en aval, illustre les limites d'un système où la centralisation des décisions ne garantit en rien leur exécution. Les discours sont là, le cadre juridique aussi, mais l'outil reste inutilisé. Et pendant ce temps, la réforme éducative patine, sans orientation partagée, ni cap clairement débattu.
Un secteur éducatif sous tension, du primaire à l'université Pendant que les textes s'enlisent, le terrain s'embrase. L'enseignement de base, déjà fragilisé par des années de promesses non tenues, fait face à une crispation croissante. Depuis avril 2025, le dialogue avec le ministère de l'Education est suspendu. Les commissions prévues pour étudier les revendications professionnelles ne se sont jamais réunies, malgré les urgences que sont la surcharge des classes, la régularisation des promotions ou encore la gestion de la rentrée. Le 11 juillet, la Fédération générale de l'enseignement de base se voulait rassurante, excluant tout boycott. Quatre jours plus tard, son ton changeait du tout au tout : dans un nouveau communiqué, elle dénonçait l'enlisement du dialogue, exigeait l'application immédiate de l'accord de mars 2021 et menaçait de recourir à toutes les formes de mobilisation. Fin juillet, une journée de colère a été décrétée. Le discours se radicalise, les accusations de népotisme dans la nomination des directeurs ressurgissent, et les salaires impayés pour certains diplômés ajoutent à la colère. Du côté de l'enseignement secondaire, le constat est tout aussi préoccupant. Aucune négociation n'a eu lieu depuis janvier 2025. Les syndicats dénoncent un ministère fermé à toute discussion, engagé dans une gestion unilatérale, répressive et désorganisée. Les revendications concernent aussi bien les conditions de travail que le respect des accords sectoriels passés. La rentrée s'annonce difficile, dans un climat marqué par les poursuites contre certains enseignants, la surcharge des classes, la vétusté des infrastructures et le non-versement de plusieurs arriérés. L'enseignement supérieur n'est pas épargné, comme l'ont rappelé les derniers scandales avec deux actes de piratage du système et une manipulation des données des étudiants et des bacheliers. Là aussi, les préavis de grève pourraient se multiplier, dans une ambiance d'abandon du dialogue social et de précarisation croissante.
Un président visionnaire, mais un Etat à bout de souffle Le président de la République est dans son rôle. Il trace une vision, pose des principes, définit une stratégie globale. Il insiste sur la justice, l'égalité des chances, l'excellence, la créativité et la refondation d'un système éducatif national. Il n'entre pas dans les détails, car ce n'est pas sa mission. Ces détails, essentiels à toute réforme, relèvent de la responsabilité directe de ses ministres. Mais c'est précisément là que le bât blesse : entre la vision présidentielle et l'action ministérielle, l'exécution cale, les textes traînent, les réunions stagnent, les urgences s'accumulent. L'Etat peine à se faire obéir par lui-même. La réforme de l'éducation en Tunisie, pourtant largement consensuelle dans ses objectifs, avance à pas lents, freinée par les inerties administratives, les crispations sociales et une gestion de plus en plus défaillante. Le cap est fixé. Mais la machine, elle, fonctionne mal. Très mal.