De la suspension des négociations sociales à la flambée de slogans hostiles, la tension entre l'UGTT et le pouvoir a franchi plusieurs paliers en quelques jours. L'histoire tunisienne montre que ces confrontations se sont souvent terminées derrière les barreaux pour les leaders syndicaux. La question est désormais claire : Kaïs Saïed franchira-t-il ce cap ? Lundi 11 août, au siège de l'Union générale tunisienne du travail, la réunion de la Commission administrative commence sans la moindre retenue. Des slogans cinglants, d'une rare violence, visent directement le chef de l'Etat. Les mots, captés par les caméras et téléphones, ne laissent aucune ambiguïté sur la colère syndicale. Noureddine Taboubi, secrétaire général de l'UGTT, ne tente pas de modérer ses troupes. Les autres membres du bureau exécutif non plus. Les images font immédiatement le tour des réseaux sociaux. Elles font rire, parfois jubiler, du côté des opposants, tandis qu'elles provoquent une indignation bruyante dans les cercles proches du pouvoir. Pour un président réputé impulsif, qui a déjà envoyé en prison Sonia Dahmani pour une simple pique télévisée, et Abir Moussi pour un acte symbolique devant le palais de Carthage, ignorer de tels slogans relèverait presque de l'impossible. Mais pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut remonter le fil de ces dernières semaines.
La mèche allumée par Issam Lahmar Tout commence avec un geste politique lourd de sens. Le ministre des Affaires sociales, Issam Lahmar, annonce la suspension pure et simple de toutes les négociations sociales avec l'UGTT. Du jamais-vu depuis des décennies. En clair, aucune augmentation salariale ni avancée sociale ne sera envisagée avant 2028, les accords actuels expirant en 2025. Cette décision ne ferme pas seulement une table de négociation : elle rompt un équilibre social patiemment entretenu depuis l'ère Bourguiba. Pour la centrale syndicale, c'est un affront et une remise en cause directe de son rôle historique de partenaire social incontournable. Dans ses rangs, la colère est immédiate.
Trois jours de paralysie nationale En réponse, l'UGTT sort l'une de ses armes les plus redoutées : la grève générale dans les transports publics. Du 30 juillet au 1er août, trains, bus et métros cessent de circuler. L'action est suivie à 100 %, paralysant une large partie du pays. Cette démonstration de force rappelle que, malgré les campagnes de discrédit, de marginalisation et les pressions politiques du pouvoir, l'UGTT conserve une capacité de mobilisation intacte. Ce succès ne laisse pas Kaïs Saïed indifférent. Bien au contraire : il irrite, agace, et renforce l'idée que l'affrontement est inévitable.
Le 7 août, la confrontation sort dans la rue Cinq jours plus tard, la tension se matérialise devant le siège historique de la centrale, place Mohamed Ali. Jeudi 7 août, un groupe de protestataires se rassemble, scandant des slogans hostiles à l'UGTT et à ses dirigeants. Le ton est agressif, les mots durs, mais aucune violence physique n'est constatée. Au départ, on ignore qui sont ces manifestants et quelles forces les motivent. Les spéculations vont bon train. Mais la réponse ne tarde pas à venir. Dans la nuit du vendredi au samedi, à 3h12 du matin, la présidence publie une vidéo. Kaïs Saïed y défend les protestataires, assurant qu'ils n'avaient pas l'intention d'agresser ni de pénétrer dans le siège de l'UGTT. Ces propos lèvent le voile : ces manifestants étaient proches du pouvoir, et leur action n'était pas improvisée. En validant leur démarche, le président endosse la responsabilité politique de cette démonstration de force, tout comme les slogans hostiles lancés contre les dirigeants syndicaux. L'escalade n'est plus implicite, elle est désormais assumée.
11 août : la réponse de la centrale Quatre jours plus tard, lundi 11 août, l'UGTT répond à sa manière. La réunion de la Commission administrative devient une tribune où la colère se dit haut et fort. Les slogans hostiles au président ouvrent la séance et fixent le ton. D'une rare violence, ils ont fait le bonheur et la colère (selon la couleur) des réseaux sociaux. Ils sont surtout une réponse identique aux slogans hostiles contre les dirigeants syndicaux prononcés le 7 août devant le siège même de la centrale. Pour autant, l'UGTT ne choisit pas la fuite en avant et l'escalade aveugle. Après une longue journée de débats interne, elle annonce une grande manifestation nationale à Tunis le 21 août, mais garde sa réunion ouverte, se laissant la possibilité d'appeler plus tard à une grève générale nationale. Un choix tactique : montrer les muscles, tout en laissant une porte entrouverte à une éventuelle négociation. Le député Hichem Hosni a salué le ton « sage et équilibré » du discours de Taboubi, en opposition aux slogans incendiaires de début de séance.
Un schéma qui rappelle l'histoire Sous Bourguiba en 1978, sous Ben Ali en 1994, les affrontements de ce type se sont soldés par l'arrestation des dirigeants syndicaux. Les régimes y voyaient un moyen radical de casser la contestation. Mais dans chaque cas, la manœuvre a échoué à éteindre l'influence de l'UGTT, qui en est ressortie plus populaire et plus légitime. Kaïs Saïed connaît ces précédents. Mais son tempérament, et ses décisions passées, laissent penser qu'il pourrait céder à la tentation de l'épreuve de force. Pour beaucoup moins que des slogans insultants lancés publiquement, il a déjà envoyé des figures politiques et médiatiques derrière les barreaux. On ne compte plus les citoyens incarcérés pour "offense au chef de l'Etat", parfois pour de simples commentaires ou publications sur les réseaux sociaux. Le pouvoir actuel n'a jamais été réputé pour sa clémence à l'égard de ceux qui osent s'en prendre, de près ou de loin, à la personne du président de la République.
Deux voies, un style de gouvernance Deux options s'offrent désormais au chef de l'Etat. La première serait celle de l'apaisement : calmer le jeu, rouvrir des négociations et désamorcer la crise. Mais cette hypothèse paraît peu probable au regard de sa personnalité et de son parcours. La seconde, plus en phase avec sa gouvernance depuis 2021, consiste à poursuivre l'escalade et à maintenir une politique répressive assumée. En clair, emprisonner les dirigeants syndicaux qui ont laissé faire.
Les slogans du 11 août constituent un affront frontal, public, filmé et largement diffusé. Ils placent le président face à une équation simple : laisser passer et perdre la face, ou frapper et assumer le risque politique. L'histoire tunisienne enseigne que les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets. Mais elle rappelle aussi qu'avec l'UGTT, aucun président n'a jamais vraiment gagné. La suite dira si Kaïs Saïed rejoindra cette liste… ou s'il ouvrira un chapitre inédit de la confrontation entre pouvoir et syndicat.