Alors que près d'un homme sur deux fume en Tunisie, les politiques de lutte antitabac peinent à produire des résultats tangibles. Malgré un arsenal législatif complet et des campagnes de sensibilisation répétées, la consommation reste élevée, notamment chez les jeunes. Entre interdictions peu appliquées, discours culpabilisants et absence d'alternatives crédibles, la stratégie nationale montre ses limites et appelle à une révision en profondeur. Une réalité préoccupante En Tunisie, près de 50% des hommes fument régulièrement. Chez les jeunes adultes, la prévalence atteint presque 50%. Ce chiffre, issu de la dernière enquête MICS de 2023, reflète une réalité préoccupante. Des lois ont été votées : interdiction de fumer dans les lieux publics, interdiction de la publicité pour les produits du tabac, adhésion à la convention-cadre de l'OMS en 2010, augmentation des taxes et messages sanitaires sur les paquets. Tout y est. Et pourtant, la consommation reste massive, notamment chez les jeunes urbains. Les femmes, elles, restent globalement peu concernées (1,9%), mais les dynamiques évoluent.
Une politique sur le papier, peu appliquée Le constat est simple : la politique tunisienne de lutte antitabac, réglementée par des textes législatifs et complétée par l'adhésion à la convention-cadre de l'OMS (FCTC) en 2010, est complète sur le papier. Elle l'est beaucoup moins dans sa mise en œuvre. La vente au détail, pourtant interdite, reste la norme. Les cigarettes sont accessibles à tout âge, à toute heure, au coin de la rue. Quant à la sensibilisation, elle repose souvent sur des messages classiques, culpabilisants, manquant d'empathie et rarement adaptés aux jeunes générations. Plutôt que de soutenir les personnes dans leur parcours de sevrage, ces messages tendent à les stigmatiser. On oublie que derrière chaque fumeur, il y a une personne avec une histoire et un parcours différents. Ce manque d'empathie rend les campagnes inefficaces et peut renforcer le sentiment d'exclusion.
Des dispositifs limités Le programme national a tenté de former des médecins, de subventionner partiellement les substituts nicotiniques et de proposer des consultations. Mais cela reste limité. Les aides au sevrage ne sont pas visibles et souvent peu accessibles. Surtout, la prise en charge repose presque exclusivement sur une logique d'abstinence totale, ce qui ne convient pas à tout le monde. Cette approche unique tend à exclure ceux qui n'y parviennent pas ou qui ne veulent pas arrêter de fumer. Or, chaque personne est différente, et les stratégies de réduction du tabagisme devraient être personnalisées, basées sur l'écoute, l'accompagnement et des solutions adaptées à chaque parcours.
La réduction des risques, une piste inexplorée L'approche de réduction des risques appliquée à d'autres enjeux de santé (VIH, addictions, etc.) a montré sa pertinence. Elle repose sur un principe simple : si l'on ne peut pas supprimer un comportement à court terme, on peut en réduire les conséquences néfastes. C'est dans cet esprit que certains pays ont intégré les produits sans fumée dans leurs politiques publiques. La Suède en est l'exemple le plus cité. Grâce au Snus et aux sachets de nicotine, le pays affiche aujourd'hui le taux de tabagisme le plus bas d'Europe : 5,4 %. Le Royaume-Uni, de son côté, a adopté une stratégie pragmatique, basée sur des preuves scientifiques, mettant en avant les e-cigarettes, considérées comme moins nocives que la cigarette, comme moyen efficace pour arrêter de fumer. Cette décision s'est accompagnée d'une interdiction des cigarettes électroniques à usage unique depuis le 1er juin 2025, afin de réduire les déchets environnementaux et de lutter contre le vapotage chez les jeunes.
Un débat limité en Tunisie En Tunisie, le débat semble verrouillé. Les produits alternatifs sont absents du débat institutionnel et diabolisés dans le discours public. Pourtant, la recherche scientifique internationale distingue clairement les risques du tabac combustible de ceux des produits sans combustion.
Miser sur des alternatives moins nocives Le Dr Mark Tyndall, professeur de médecine à l'Ecole de santé publique de l'Université de Colombie-Britannique (Canada) et spécialiste des addictions, défend une approche de réduction des risques du tabac, s'appuyant sur des décennies d'expérience auprès de populations vulnérables : personnes vivant avec le VIH, usagers de drogues, sans-abri, patients en psychiatrie ou communautés autochtones. Dans son livre Vaping: Behind the Smoke and Fear, il affirme que fournir des produits nicotiniques moins nocifs, comme la vape, aux grands fumeurs est une question de justice sociale, d'équité en santé et de vie ou de mort. Tyndall témoigne de patients quittant l'hôpital contre avis médical parce qu'ils ne pouvaient pas fumer, alors que des alternatives plus sûres comme la cigarette électronique auraient pu éviter ces situations. Il dénonce la résistance du corps scientifique, influencé par des décennies de lutte contre le tabac, et rappelle que, bien que la nicotine soit addictive, elle n'est pas responsable des maladies liées au tabagisme. Il critique également les décisions internationales interdisant la vape, qu'il qualifie de colonialisme sanitaire.
Pour une politique contextualisée Continuer à marteler les mêmes messages, sans tenir compte des évolutions des usages, revient à parler dans le vide. Une politique de santé efficace ne peut se réduire à la reproduction mécanique de modèles étrangers. Elle doit être pensée en fonction du contexte tunisien, de ses réalités sociales, culturelles et économiques. Cela suppose un cadre réglementaire clair pour les produits sans fumée, ainsi qu'un contrôle strict de leur qualité, de leur mise sur le marché et de leur distribution. Ces alternatives doivent également être intégrées aux stratégies d'accompagnement au sevrage tabagique, avec une formation spécifique et continue des professionnels de santé, capables d'informer et d'accompagner les patients de manière crédible. La communication doit être fondée sur la science et non sur des slogans figés, afin de répondre aux attentes d'un public de plus en plus connecté et critique. Enfin, la lutte contre le tabagisme ne pourra être efficace que si elle combine réglementation, pédagogie, innovation et accompagnement personnalisé. C'est à ce prix que la politique publique pourra réellement infléchir les comportements et offrir des alternatives crédibles à des millions de fumeurs.