Les deux institutions les mieux structurées du moment, la police et l'armée, semblent vouloir profiter de la désorganisation générale pour imposer leur autorité à la société et surtout aux médias tunisiens. En vingt quatre heures d'intervalle, les ministères de l'intérieur puis de la défense publient deux communiqués différents, sur deux sujets différents mais qui ont, en commun, leur caractère musclé et de sommation. A l'issue de la réunion du Conseil supérieur des forces de la sécurité intérieure tenue vendredi dernier, le ministère de l'Intérieur a publié un long communiqué qui rappelle l'importance pour les médias de respecter les principes et l'éthique du travail journalistique, que le communiqué ne trouve aucune peine à énumérer , mettant en exergue la nécessité de vérification de l'information surtout quand elle est en rapport avec la sécurité du pays. Dans ce même communiqué, le ministère de l'Intérieur déclare se réserver le droit de poursuivre les médias qui touchent aux membres de la sécurité intérieure ou qui mettent en danger la sécurité nationale. Bien sûr que le communiqué affirme par ailleurs que le ministère de l'Intérieur est profondément convaincu de la liberté de la presse et de la liberté d'expression. Bien sûr aussi que le communiqué assure la disponibilité du ministère de l'Intérieur à coopérer avec les médias dans le cadre de la loi toutefois, et par souci d'informer l'opinion publique. Il n'en reste pas moins que le mobile profond d'un tel communiqué est ce que le ministère de l'Intérieur appelle la campagne diffamatoire, les informations et les positions publiées dans les journaux et sur des sites électroniques, qui ont visé des cadres et des agents du ministère de l'Intérieur, et qui touchent à des questions en rapport avec la sécurité nationale. Le communiqué du ministère de l'Intérieur, publié à l'issue de la réunion du conseil supérieur de la sécurité intérieure, aurait pu revenir sur les exactions répétées des agents de la police contre les journalistes tunisiens, pour leur présenter des excuses et surtout des gages pour de nouveaux rapports, plus respectueux du droit et du devoir d'informer, entre le ministère et les médias. Il aurait pu laisser entrevoir un changement d'attitude, de style ou de méthode au sein de l'institution policière. Au lieu de cela, le communiqué du ministère de l'Intérieur donne l'impression – à tort ou à raison –de viser un autre objectif : mettre au pas ces médias qui commencent à retrouver la parole et reconquérir une notoriété séculaire malmenée ces derniers mois. De son côté, une source autorisée du ministère de la défense déclare à l'agence officielle TAP, le lendemain samedi, que nonobstant la décision du conseil supérieur de la magistrature qui a débouté le ministère de la Défense et refusé, une semaine plus tôt, de lever l'immunité de l'ancien ministre de l'intérieur Farhat Rajhi, les poursuites engagées par la justice militaire contre ce dernier seront poursuivies. Usant d'une interprétation très particulière de la décision du Conseil supérieur de la magistrature, cette source autorisée du ministère de la Défense affirme que la justice militaire peut continuer ses poursuites contre l'ancien ministre de l'Intérieur puisqu'il n'était pas magistrat mais membre du gouvernement quand il a fait ses déclarations qu'il aurait dû taire. Pourtant, le conseil supérieur de la magistrature avait bien signifié pour expliquer sa décision et refuser la levée de l'immunité, que les déclarations de Rajhi n'étaient que des supputations exprimant une analyse politique personnelle. Ce qu'on pourrait reprocher à Farhat Rajhi ne pourrait dépasser le cadre du non respect de l'obligation de réserve en sa qualité de membre de gouvernement. Le magistrat Mokhtar Yahyaoui, figure de proue de la magistrature militante et indépendante dans notre pays, va lui aussi dans le sens du Conseil supérieur de la magistrature et ajoute que de toute façon, Farhat Rajhi est un magistrat en exercice aujourd'hui et qu'aucune poursuite ne pourra être engagée contre lui de ce fait avant la levée de l'immunité, ce qui est peu envisageable. L'entêtement, sinon l'acharnement donc, de cette source autorisée du ministère de la Défense pourrait être traduit comme suit : l'armée a décidé de juger Farhat Rajhi dans ses tribunaux à elle. Elle le jugera vaille que vaille. Les néophytes de la politique et les judas de tous bords n'ont qu'à retenir la leçon et à bien se tenir à l'avenir. Il y va, nous dit-on, de l'honneur de l'armée et du moral des troupes, faute de moralité évidente de l'histoire. En fait, ces deux épisodes malheureux montrent que tout pouvoir est tenté de devenir hégémonique et que la démocratie, surtout quand elle est en phase de construction, ne peut faire l'économie d'instances de régulation, de contrôle et de contre pouvoir fortes et efficaces. En politique et ailleurs, le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions. Sofiane ben Hamida