Nous sommes en avril 2005, il s'appelle Mohamed Abbou, il est avocat et il vient d'être condamné à trois ans et demi de prison ferme. Son « crime » ? Avoir écrit des articles critiques contre Ben Ali, notamment un dans lequel il compare l'ancien président à l'ancien Premier ministre israélien Ariel Sharon. Son arrestation n'est pas passée inaperçue. Du côté de ceux qui militent pour les droits de l'Homme et contre l'injustice, la condamnation est sévère et injuste. « Nous sommes dans une époque où il est inadmissible de mettre en prison quelqu'un, juste pour ses opinions », disent-ils. Du côté du pouvoir, on estime qu'il est inadmissible de laisser quelqu'un critiquer ainsi le président de la République et d'agir de la sorte contre les intérêts de la Tunisie et de son économie. « Celui qui critique Ben Ali nuit au pays, c'est un traitre à la Tunisie », disent-ils, soulignant et criant sur tous les toits que la justice est indépendante et n'est nullement à la solde du pouvoir. Oui, on disait toujours que la justice était indépendante sous Ben Ali. C'est ce qu'on disait…. Du côté de la presse, deux catégories se distinguent : la première insulte Abbou et relaie la thèse de complot américano-sioniste des « droit-de-l'hommistes ». La seconde, majoritaire, se tait tout en sachant qu'elle a une taxe à payer pour ce silence face au crime de lèse-majesté. Il existe une troisième catégorie, dans la presse, celle qui défend Abbou (notamment via Tunis News), depuis les salons parisiens et londoniens, sans craindre aucun retour de bâton. Souvent, dans ce type de presse, on se cache derrière l'anonymat pour insulter Ben Ali, sa dictature et ses injustices. Un an et demi plus tard, et une lettre d'excuse après, Mohamed Abbou est relaxé et quitte sa prison. Depuis, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Le militant est devenu ministre chargé de la Réforme administrative et on est curieux de voir, un jour, ce que l'ancien prisonnier aura réformé. Nous sommes en 2012, ils s'appellent Nabil Chettaoui, Tahar Hadj Ali, Rafâa Dekhil et Mohamed Habib Ben Slama. Ils étaient tous directeurs à Tunisair. Un mandat de dépôt a été émis cette semaine à leur encontre dans une affaire d'emplois fictifs. Leur « crime » ? Avoir accepté l'embauche, sans sourciller, d'une nièce de Ben Ali. Leur arrestation n'est pas passée inaperçue. Du côté de ceux qui les ont connus, l'arrestation est intrigante, voire injuste. Il est inadmissible de mettre quelqu'un en prison, juste parce qu'il ne pouvait pas dire non à Ben Ali. Des questions sont soulevées : pourquoi tous les directeurs qui ont accepté l'embauche ne sont pas tous en état d'arrestation ? Comment ces directeurs pouvaient-ils licencier la nièce de Ben Ali sans risquer d'être licenciés eux-mêmes, voire condamnés pour ce crime de lèse-majesté ? Auprès de qui devraient-ils porter plainte quand ils savent que mêmes les juges ne pouvaient pas dire non, à cette époque, et faisaient totalement partie du système ? Du côté du pouvoir, on parle de la nécessité de condamner les figures de l'ancien régime qui ont spolié le pays. On souligne et on crie sur tous les toits que la justice est indépendante. Oui, on dit toujours que la justice est indépendante et si le pouvoir dit que la justice est indépendante, c'est qu'elle doit être indépendante. Assurément. Du côté de ceux qui militent pour les droits de l'Homme, on s'illustre par un parfait silence. Soit les directeurs et anciens directeurs de Tunisair n'ont pas de droits à défendre, soit ils ne sont pas des hommes. On ne s'intéresse ni à la prescription, ni même au cas de Tahar Hadj Ali, retraité souffrant de 76 ans, qui se trouve aujourd'hui en prison avec un pacemaker au cœur. Du côté de la presse, deux catégories se distinguent : la première insulte tous ceux qui défendent les compétences et les cadres ayant eu des postes de responsabilité et servi l'Etat sous Ben Ali. Même si ces cadres n'ont rien à se reprocher de sérieux et n'ont fait preuve d'aucun enrichissement illicite. Cette même presse relaie la thèse du complot et souligne que tous ceux qui critiquent le pouvoir sont en train de travailler contre les intérêts de la Tunisie, pour servir des agendas particuliers. Et bien sûr, cette même presse n'oublie pas de souligner et de rappeler que la justice est indépendante. La seconde catégorie (majoritaire) relaie l'info sans commentaire aucun, sachant pertinemment que cette histoire de liberté d'expression n'est qu'une belle blague et que cette récréation va bientôt s'achever. Il existe une troisième catégorie, dans la presse, celle qui croit naïvement qu'il faut résister contre le retour de la dictature et de l'injustice. Celle qui croit qu'il faut défendre des principes, quels que soient les noms des victimes. Celle qui veut que la justice soit indépendante dans les faits et non dans les paroles. Celui-là, il s'appelle Taoufik Ben Brik, il est journaliste. Sous Ben Ali, il a collectionné les séjours en prison et les grèves de la faim pour ses délits d'opinion. Son frère Jalel Zoghlami Brik (et non Ben Brick, comme certains veulent laisser entendre) a également collectionné les séjours en prison et les grèves de la faim. Son autre frère, idem. Il n'y a pas mieux que Taoufik pour parler de l'indépendance de la justice et de l'injustice. Lui, il n'a pas fait commerce du militantisme. Encore moins un tremplin pour une carrière politique ou pour une indemnisation. Taoufik Ben Brik ne cherche pas à se venger de ses bourreaux qu'il connaît un à un. Même qu'il leur a pardonné. Je pose une question à Taoufik à propos des différents juges qu'il a connus durant ses différents procès : où sont-ils ? « Mais ils sont là ! Ils continuent de siéger dans les tribunaux et de présider des procès ! », répond-il. Il nous cite quelques noms et ces noms ne figurent même pas dans la liste des 82. Conclusion : Sous Ben Ali, on parlait de justice indépendante. Avec le régime actuel, on parle encore de justice indépendante. Ce qui est quelque part normal puisque les juges sont les mêmes. Forcément, c'est à ces mêmes juges que l'on doit cette même justice indépendante. Sans aucun doute, il y a une erreur quelque part, puisque Abbou (du temps où il était militant) nous parlait d'une justice aux ordres, non indépendante. Cette erreur doit résider dans la définition-même de l'un de ces deux mots : indépendance ou révolution. 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