Sous Ben Ali, les journalistes et différents créateurs artistiques n'avaient pas beaucoup de choix. Soit ils s'auto-censurent, soit ils quittent le pays pour aller exercer leur boulot à Paris ou au Golfe. Certains ont trouvé la parade en essayant de glisser quelques idées entre les lignes, mais la tactique était mauvaise et s'apparentait à du perdant-perdant. La majorité de leurs lecteurs ne décryptaient pas les messages, au contraire des autorités qui les détectaient dès la lecture du titre. Pour jouer à l'auto-censure, il fallait connaitre les lignes rouges : on ne touche pas à Ben Ali, au régime Ben Ali, à la famille Ben Ali. On ne parle pas de corruption, on ne donne pas la parole aux gauchistes et aux opposants. Maintenant que Ben Ali est parti, les lecteurs pensent que toutes les barrières de la censure sont levées et exigent, par conséquent, de lire des articles répondant à leurs attentes. Ils omettent au passage que si les lignes rouges, imposées par le système Ben Ali et par Ben Ali lui-même, ont disparu, d'autres les ont vite remplacées. Les voici. Désormais, après la révolution, il est impossible de critiquer la religion, sans risquer d'être attaqué par les millions d'avocats de Dieu. Il en existe désormais dans tous les coins de rue. Impossible de crier son athéisme au grand jour, sans risquer d'être lynché et poursuivi en justice par des avocats en manque de notoriété. Leur métier est de défendre les gens, chez nous ils se sont transformés en procureurs. Impossible de dire que le niqab est inadmissible à l'université ou que le voile est intolérable dans une piscine d'hôtel. Ne songez même pas à organiser une gay pride, de créer une entreprise d'incinération des morts ou d'aménager une plage de naturistes, vous serez pendu en place publique, sans même que la police n'ose intervenir. Ne songez pas, d'un autre côté, à militer pour la polygamie, à encourager le port du voile, à chercher à instaurer la chariâa ou à interdire la mixité à l'école. Vous serez tout de suite taxé de rétrograde, d'obscurantiste, d'afghan et de moyenâgeux. Mais il n'y a pas que l'aspect identitaire qui est devenu intouchable. Qu'un journaliste ose aujourd'hui donner la parole ou pense un instant défendre le RCD, les caciques de l'ancien régime ou un membre de la famille de Ben Ali et il sera descendu en miettes. La consigne non dite, d'ailleurs, est d'écrire président déchu (plutôt qu'ancien président) si l'on cherche à plaire à ses lecteurs ou, du moins, éviter un regard suspect. Impossible de parler de paix avec Israël et de normalisation, quand bien même vous rappelleriez qu'on s'aligne sur les Palestiniens et qu'on ne fait la paix qu'avec ses ennemis. Autre ligne rouge imposée, on ne touche pas à l'armée. Qui osera critiquer ou même interroger Rachid Ammar par exemple sur son véritable rôle un certain 14 janvier ? La critique des juges est également « interdite ». Impossible de s'interroger sur le sort des juges qui ont prononcé, hier, de lourdes sentences contre Sihem Ben Sedrine, Taoufik Ben Brik, Slim Boukhdhir, Boussaïri Bouebdelli, Hamma Hammami, etc. Impossible d'évoquer la corruption dans le milieu judiciaire qui ne devrait normalement pas échapper à cette gangrène, à l'instar de tous les autres secteurs dans le pays. Comment d'ailleurs évoquer ou s'interroger sur la corruption d'un juge si l'on va être jugé par un juge en cas de plainte ? Et comment évoquer l'armée lorsqu'on sait que c'est elle qui sera juge et partie lors d'un procès devant le tribunal militaire ? Ce n'est pas fini, car la grande ligne rouge à ne jamais franchir est celle touchant au milieu des affaires. Impossible d'interroger ou de s'interroger sur Hamdi Meddeb (par exemple), un des plus grands annonceurs publicitaires du pays. Impossible de s'intéresser de trop près sur les relations entre les hommes d'affaires et le fisc. Impossible d'évoquer la corruption dans le milieu des agents fiscaux qui ne devraient normalement pas échapper à la gangrène à l'instar de tous les autres secteurs dans le pays. D'ailleurs, il est préférable d'avoir affaire à un juge qu'à un agent fiscal. Un juge, il vous met en prison puis vous oublie. Un contrôleur fiscal corrompu, lui, se rappellera de vous tous les quatre ans. Ben Ali est parti, mais le système demeure et demeurera tel quel. Vous savez pourquoi ? Parce que ce système n'est pas propre à Ben Ali, mais à tous les pays. Voyez Al Jazeera, cette chaîne soi-disant révolutionnaire. Elle diffuse en boucle ce qui se passe en Libye, en Syrie et au Yémen, mais elle ne franchit jamais ses lignes rouges de la politique de répression au Qatar ou au Bahreïn. Voyez Al Arabiya qui ne dira jamais un mot négatif sur l'Arabie Saoudite. Voyez les médias français qui ne poseront jamais de questions embarrassantes sur la Fnac et son patron ou encore l'Oréal. A quelques exceptions près bien sûr, comme lorsqu'on s'appelle Canard Enchaîné. Voyez les médias américains, ils n'attaqueront jamais brutalement Israël et ses dirigeants et encore moins les lobbys juifs ou ceux des armes. A quelques exceptions près bien sûr, comme lorsqu'on s'appelle Michael Moore. C'est très simple, pour résumer, la liberté d'expression totale n'existe pas et n'existera jamais. Et comme disait Balzac, « Si la liberté de la presse n'existait pas, il faudrait surtout ne pas l'inventer ». Si ce n'est pas le politique qui vous censure, c'est la justice qui s'en chargera. Et si ce n'est pas la justice, c'est le milieu des affaires. Et si ce n'est pas le milieu des affaires, c'est la rue. Au nom de Dieu, au nom de la raison d'Etat, au nom de la cohésion sociale, au nom de la Loi, au nom de l'argent ou encore au nom de l'identité nationale, il y a toujours une raison (valable) pour imposer une ligne rouge et limiter la liberté d'expression à ceux qui ont un avis contraire, un avis polémique ou (le pire) un avis provocateur. Allez maintenant convaincre votre lecteur qu'un musulman refuse catégoriquement qu'on s'attaque à sa religion, qu'un militaire refuse qu'on critique son armée, qu'un juge refuse d'être interrogé sur son intégrité et qu'un politicien n'aime pas qu'on planche sur sa politique. Il y a toujours une sanction qui vous attend au tournant. On s'y fait, ne vous inquiétez pas. La liberté d'expression, finalement, c'est comme un morceau de gruyère, c'est bon d'y goûter, mais on ne peut empêcher qu'il y ait des trous. Seulement voilà, depuis la révolution, j'ai comme l'impression qu'il y a beaucoup plus de trous dans ce morceau de gruyère.