A regarder le paysage politique évoluer, le processus de décomposition-recomposition des forces s'organiserait, aux dires des discours, autour d'un axe pivot centriste et réformiste. Il y aurait place ainsi pour un centrisme de droite ou de gauche, éliminant de facto la mouvance islamiste discréditée par ses choix et ses erreurs répétées de mise au pas de la société. A l'évidence cette réplique politique, cette conception de l'exercice du pouvoir répond en écho, à n'en pas douter, au désarroi et aux attentes d'une large fraction de la population. Elle se réfère aux perceptions qu'a la société d'elle-même et à la tradition très ancienne du réformisme en Tunisie. De facto, l'opinion publique a vu remises en cause ses croyances les plus profondes. Dans l'imaginaire collectif, le pays serait celui du juste milieu, de la modération, de la douceur de vivre. Terre de tolérance et d'islam modéré. Pays d'ouverture et de progrès, mais respectueux de la tradition. Toutes ces images auxquelles cette opinion a cru et veut croire encore, ont volé en éclats. La révolution puis la transition démocratique ont apporté un démenti cinglant à cette vision des choses. Le surgissement haineux du salafisme, la montée des violences comme des conflits sociaux, les tentations d'accaparement des rouages de l'Etat ont stupéfait et abasourdi une opinion, bousculée dans ses évidences enfouies au plus profond d'elle-même, pour ne pas dire contredites et niées par le déroulement des événements. Un terrible cauchemar ! Mais ces images profondément ancrées dans l'inconscient collectif, en dépit de leur négation, ne meurent jamais tout à fait. Mieux, elles ont la peau dure. Contredites, certes, une large fraction de la population mécontente et désabusée, tente malgré tout et désespérément de s'y raccrocher. On ne peut y renoncer, sous peine de perdre tous repères, en dépit des troubles extrêmes qui en font l'éclatante démonstration inverse. Sauvez notre « vivre ensemble » entend-on partout ! Mais lequel ? Tout est là ! L'opposition surfe sur ce mécontentement populaire grandissant, et en appelle à un sursaut patriotique. Sursaut qui puiserait ses références dans la longue tradition réformiste du pays. Restaurer l'autorité de l'Etat. Reconstruire un Etat démocratique et de droit. Cheminer au Centre et par la Réforme. Cette vision « réformiste », holistique, partie de l'identité tunisienne peut elle devenir consensuelle, et résulté en une adhésion populaire ? Une sensibilité nouvelle, celle du front populaire ne semble pas tout à fait acquise à cette idée. On est alors en droit de s'interroger sur les tenants et les aboutissants de ce nouveau réformisme que l'on nous propose ! Cela manifestement mérite que l'on s'y attarde, car la prudence est toujours bonne conseillère. Une simple question vient à l'esprit, pour celui qui s'est attardé un temps soit peu sur l'histoire du pays et qui mérite tout de même qu'on s'y attarde : celle de la pertinence du réformisme comme perception et solution aux exigences produites par la révolution ! Plus explicitement, ne serions-nous à nouveau au seuil d'une nouvelle mais non moins dangereuse et grave méprise ? Un de ses clins d'œil ironique dont l'histoire a le secret, qui nous ramènerait à une pratique de la politique, qui nous a précisément conduits dans le mur faute d'avoir su répondre aux aspirations du peuple ! La question n'est pas aussi impertinente et non justifiée qu'il y parait, puisqu'elle envisage d'explorer les présupposés idéologiques (au sens de représentation) et méthodologiques de ce réformisme remis au goût du jour. Réglons d'emblée un possible malentendu. Ce n'est pas l'idée même de réforme qui fait problème, mais bien plus sérieusement son usage comme moyen et fin de la politique. Dans ses attendus, la tradition réformiste nationale, est véhiculée une conception de la société, de ses rapports sociaux, du changement. Cette tradition, sur le plan économique se situe à égales distances du capitalisme et du socialisme, et se réfère seulement à une économie de marché. Amenée à corriger ses dysfonctionnements, la réforme sous-tendue par une vision essentialiste et normative qui s'exerce du haut vers le bas, portée par l'Etat rationnel (au dessus de la société ?) seul garant du bien commun (?) et unique vecteur du changement social (?), soucieux de préserver les acquis (?) du passé. Les points d'interrogations, ici retenus, attire sur l'indétermination du contenu des termes que véhicule cette vision. Elle est toutefois admise, n'en doutons pas, par des élites qui partagent cette perception rémanente des rapports sociaux (dixit B Hibou) et renvoie implicitement à la « siyasset el marrahel », politique des petits pas, au gradualisme si cher à H. Bourguiba, au Néo-Destour, au PSD, au RCD…omniscient et omnipotent. Car, pour faire court, c'est la somme d'ambiguïtés que véhicule cette vision, ce réformisme élitiste et étatique, certes constitutif de l'identité passée, qui fait aujourd'hui problèmes ! C'est bien cela que nous questionnons ici. Le système serait-il « sain » une fois débarrassé de ses dérives ? Cette vision techniciste de la réforme peut elle raisonnablement venir à bout des contradictions d'une société, du mal développement, de la misère matérielle et affective ? Le doute est bien évidemment permis. Les tenants d'une alternative démocratique, dont je fais partie, peuvent-ils se contenter d'apporter encore à ce jour qu'une réponse sibylline et brumeuse aux lancinantes questions que se pose tout un pays ? Gagnons les élections, on verrait après ! Nous avons les compétences, entend-on ! Mais s'agit-il alors, de cette technocratie structurée et sensibilisée au vocabulaire et à la grammaire partagés, avec ceux là mêmes qui ont participé à l'effondrement de notre fameux « vivre ensemble ». Ce réformisme là, désuet, inadapté à l'ampleur et à la profondeur des problèmes serait-il encore l'horizon borné du politique, et à en mesure de construire le consensus national et durable ? Une fois encore le doute est permis ! Pas l'ombre d'une perspective sociale qui fasse rêver, le petit paysan éreinté, le chômeur désabusé à qui l'on propose au mieux qu'une allocation d'attente, l'ouvrière du textile, ou celui de la mécanique de précision qui ne connaissent que des contrats à durée déterminée, alors qu'à l'autre bout des richesses s'accumulent. Ménager la chèvre et le chou…on verra après. A l'évidence le courage politique manque ! Alors oui à des réformes ! Celles de la fiscalité, de la terre, des ressources du sous-sol, « Un autre champ du pensable politiquement » (dixit Bourdieu) est possible. Ce que l'on attend ce sont plus que des réformes, mais bien plutôt des transformations en profondeur, par le peuple et pour le peuple….Faites un effort ! Amis modernistes soyez crédibles, imaginatifs, car dans le cas contraire les lendemains d'une possible alternance pourraient tout aussi bien finir aussi en cauchemar ! Le peuple ne pardonnera pas ! *Hédi Sraieb, Docteur d'Etat en économie du développement..