Par Abderrahman Jerraya L'on entend par "intellectuels", dans son acception la plus large, toux ceux qui s'adonnent à des activités de l'esprit par opposition à ceux qui s'occupent d'activités manuelles et qui ont un message à faire passer, une conviction à faire partager, une réflexion pertinente à développer. Tout cela dans le but de promouvoir des valeurs de portée universelle, le concept de la cohésion sociale, du vivre ensemble, du développement durable … Durant des décennies, ces intellectuels, on le sait, n'ont pu s'exprimer librement. Ils étaient comme muselés, l'épée de Damoclès étant en permanence suspendue au-dessus de leur tête. Et tous ceux qui ont osé élever la voix, ont dû payer de leur liberté, de leur intégrité physique et matérielle, de leur santé, voire de leur vie. Seule la pensée unique véhiculée et soutenue par une langue de bois avait droit de cité et les médias d'alors s'y étaient bon gré mal gré, employés, sous peine de disparaître. Ce plombage des activités intellectuelles des années durant a eu des effets des plus délétères tant aux plans culturel, mental que relationnel. Il a non seulement plongé le pays dans un état de léthargie chronique mais a aussi annihilé tout effort de créativité, d'innovation, de progrès sociétal. C'était l'ère du nivellement par le bas dans tous les domaines, de la débrouillardise, de chacun pour soi, de l'enrichissement plus ou moins illicite pour une minorité. Rares étaient ceux qui militaient pour une noble cause (liberté d'expression, démocratie, justice sociale, développement harmonieux, durable et équilibré, environnement sain …), qui avaient une vision pour le pays, qui se donnaient comme objectif de rattraper les nations avancées. Mais voilà que la révolution du 14 janvier a fait changer la donne politique, renaître l'espoir, éveiller un sentiment de fierté longtemps refoulé, donner libre cours à l'imagination, stimulé les initiatives individuelles et collectives, dopé les énergies, mobilisé et mis à contribution les compétences de tout bord. Il suffit pour s'en convaincre de voir le dynamisme sans précédent que connaissent notamment les médias à l'heure actuelle, qui, à travers les articles publiés, les débats et discussions organisés sur les plateaux TV, la couverture des meetings, rencontres, forums tenus sur tout le territoire de la République, ont contribué largement à la diffusion de l'information, à la confrontation des idées, à l'identification des courants politiques qui traversent la Tunisie post révolution. Force est de constater cependant que le paysage qui en ressort est à multiples facettes, traduisant sans doute une grande diversité d'opinions jamais soupçonnée, un fossé culturel et social jamais aussi profond, une disparité régionale jamais aussi grande et par-dessus tout un clivage idéologique jamais aussi manifeste qu'inquiétant. Il n'est pas surprenant dès lors que les forces agissantes ne tirent pas dans la même direction, ayant chacune sa propre logique, sa propre analyse, sa propre perception de la chose publique. Il s'ensuit des divergences en termes de choix politiques, de modèle de société à même d'assurer au pays modernité et progrès social. Sans parler de ces groupes sociaux qui défendent haut et fort des intérêts corporatistes, de ces comportements irresponsables (barrages sur les routes et les voies ferrées, blocage de certaines entreprises, querelles de voisinage se transformant en batailles rangées, spéculation sur les prix de produits de 1ère nécessité …). Toutes ces manifestations sont à l'évidence autant d'indicateurs d'un manque d'éducation citoyenne, de la faillite du système éducationnel mis en place par le régime ZABA qui a façonné et formaté les esprits des années durant. Comment y pallier ? Certains intellectuels ont cru bon de mettre leur plume au service du pays avec pour objectif de contribuer à la sensibilisation de la population, au renforcement du tissu social, d'apporter un éclairage aussi pertinent que lucide, une réflexion aussi approfondie que critique sur certains dossiers d'intérêt national, d'anticiper sur des évènements à venir et sur les conséquences qui en découleraient. S'il est difficile à l'heure actuelle de dresser un bilan, il n'en demeure pas moins que l'impact de leurs contributions est apparemment mitigé, voire nul. Dans la mesure où le pays continue à dériver. Où le ministère de la Justice, en particulier, tarde à se réformer et à balayer devant sa porte. Où des responsables de l'ancien régime croupissent dans des cellules depuis des mois sans qu'ils soient encore jugés (la garde à vue c'est pour combien de temps ?), alors que d'autres non moins soupçonnés de malversations ne sont pas inquiétés et continuent à s'affairer comme si de rien n'était. Que le sentiment qui prévaut est qu'il n'y a pas une réelle volonté politique de se défaire définitivement des symboles du passé. Tout se passe donc comme s'il y avait des forces occultes s'opposant à ce que la Tunisie aille de l'avant, que la Justice se mette sérieusement au travail et non se contenter de mesures trompe-l'œil, voire de manœuvres dilatoires pour que la page soit définitivement tournée. Dans ce contexte de désenchantement et de désillusion quasi général où la confiance n'est plus de mise, les intellectuels semblent désarmés. Ceux qui s'expriment donnent l'impression de prêcher dans un désert. Leurs appels à la raison, à la concorde, à la modération, au dialogue, au respect des biens tant publics que privés, ne furent guère entendus. Pourtant, il fut un temps où il suffisait d'un article paru dans les journaux, celui d'E. Zola en l'occurrence, intitulé le fameux " j'accuse " à propos de l'affaire Dreyfus, pour faire éclater la vérité et faire battre en retraite le racisme et la xénophobie. Certes, les temps ont changé. De nos jours, les gens et particulièrement les jeunes sont de moins en moins enclins à la lecture, à la méditation. L'écrit n'est plus ce qu'il était. Il est plus ou moins délaissé, au profit des nouvelles technologies de communication. Ce n'est plus lui qui fait modifier les opinions et les comportements. Mais plutôt l'image qui, accompagnée d'une stratégie de communication appropriée, est seule susceptible de marquer les esprits, susciter l'adhésion et faire bouger les lignes. Pour revenir à l'éducation citoyenne, défi majeur pour la consolidation du processus démocratique dans notre pays, nous disons qu'elle doit être désormais à la fois du ressort de la cellule familiale et de l'école. Pour cette dernière notamment, elle est appelée à revoir ces programmes pour faire en sorte que l'éducation citoyenne soit considérée comme une des composantes essentielles de sa mission, au même titre que savoir lire, écrire et compter. En attendant, il faut espérer dans l'inespéré que le salut viendra avec les élections du 23 octobre et la mise en place d'un gouvernement provisoire, capable de mettre le pays sur les rails et de répondre aux aspirations du peuple, en termes de liberté, de dignité et de justice. A cette fin, faut-il faire confiance aux élus potentiels de l'Assemblée constituante ou au préalable leur délimiter un champ d'action et fixer une durée de leur mandat? Autant de questions qui illustrent l'extrême méfiance des uns et des autres compte tenu de l'importance des enjeux de la prochaine étape. Mais cela est un autre problème.