Après l'annonce du président de l'Assemblée nationale constituante, Mustapha Ben Jaâfar en début de soirée du mardi 6 août 2013, de geler les travaux de l'ANC jusqu'à l'amorce d'un débat national entre les différents protagonistes politiques, les réactions les plus contradictoires ont fusé de toutes parts. Par son annonce inattendue, le président de l'ANC a certes lancé un pavé dans la mare, ce qui explique l'effervescence suscitée, mais on s'interroge sur les mobiles profonds qui ont poussé le président d'Ettakatol à faire faux bond à ses amis de la Troïka et à fausser compagnie à ses alliés d'Ennahdha, embourbés dans la plus grave crise qu'il leur aura été donné de vivre depuis leur accession au pouvoir, le 23 octobre 2011. Privés de leur guide, parti, semble t-il, pour une courte et mystérieuse mission au Qatar, et fidèles à leur habitude de présenter à l'opinion publique une position et son contraire au même moment et concernant le même sujet, les dirigeants d'Ennahdha ont multiplié les déclarations. Ainsi, alors qu'Habib Ellouz, Meherzia Laâbidi et Houcine Jaziri se sont voulus réceptifs et conformes à la position officielle de leur parti qui a déclaré dans un communiqué qu'il acceptait la décision du président de l'ANC, Mohamed Ben Salem et Néjib M'rad ont vite dégainé et tiré à boulets rouges sur Ben Jaâfar. De l'autre côté, les chefs de Nidaa Tounes, Béji Caïd Essebsi, d'Al Joumhouri, Néjib Chebbi, et de l'Alliance démocratique, Mahmoud Baroudi, ont accueilli favorablement l'initiative du président de l'ANC. Quant au député du Front populaire, Mongi Rahoui, il a déclaré qu'il recevait cette initiative avec beaucoup de suspicion. Enfin, la position des représentants du CPR était, comme attendu, malveillante et haineuse à l'égard de Ben Jaâfar et de son initiative. En fait, Mustapha Ben Jaâfar a surpris tout le monde par son initiative, ce qui explique les réactions cacophoniques et mitigées. Tous s'interrogent sur les mobiles et les motivations du président de l'ANC. La réponse à ces interrogations est de nature à calmer les esprits et clarifier les positions. Or, faute de réponse claire, on se retrouve face à pas moins de trois pistes différentes et contradictoires. La première piste est favorable au président de l'ANC. Elle consiste à penser que face à la crise que vit le pays et qui risque de remettre en cause l'ensemble du processus de la transition démocratique, Mustapha Ben Jaâfar a décidé de sortir d'une longue hibernation qui a terni son image ces derniers mois. Selon cette hypothèse, Ben Jaâfar a pris une position courageuse digne d'un patriote, d'un homme d'Etat et d'un président d'une assemblée constituante. Concoctée en catimini avec pour seul confident Khalil Zaouïa, actuel ministre des Affaires sociales, cette initiative présente plusieurs avantages pour le pays mais aussi pour Ben Jaâfar et son parti. En suspendant les travaux de l'Assemblée, il suspend du coup sa légitimité, met à mal cet argument massue d'Ennahdha et déblaye ainsi le terrain devant des négociations sans préalable sur l'avenir de l'ANC. Mis dos au mur, ses alliés islamistes, avec qui le courant est devenu alternatif depuis quelques mois à cause des différends répétés notamment sur les questions des droits de l'Homme et de la liberté d'expression, n'auront pas d'autres choix que de s'engager sur la voie de la négociation. En plus, cette initiative prend de vitesse l'hôte de Carthage qui ne dispose plus d'autre option que de s'enliser dans les jupons d'Ennahdha ce qui contribuera à terme à le discréditer encore plus, lui et ce qui reste de son parti, aux yeux de l'opinion publique et l'éliminera d'une éventuelle course pour la présidence de la deuxième république. Enfin, cette initiative permet une ouverture en direction de l'opposition qui constitue le terroir naturel de ses partisans ce qui contribue à un apaisement interne dans l'immédiat et laisse caresser l'espoir d'un retour d'Ettakatol au bercail après les errements de la période de la transition démocratique. La seconde perspective est, quant à elle, moins profitable au président de l'ANC. Elle ne voit dans l'initiative de Ben Jaâfar qu'une nouvelle manœuvre de la Troïka qu'il faudrait prendre avec précaution et suspicion. Ceux qui défendent cette thèse estiment qu'Ennahdha avait réussi à contourner la crise engendrée par l'assassinat de Chokri Belaïd il y a six mois grâce à la démission de l'ancien chef du gouvernement Hamadi Jebali. Son remplacement par l'actuel chef du gouvernement Ali Laârayedh n'était qu'un subterfuge qui a permis à la Troïka de faire un semblant de concession tout en préservant son hégémonie sur le gouvernement, l'administration et la vie politique. Après l'assassinat de Mohamed Brahmi le 25 juillet dernier, la Troïka ne pouvait pas jouer le même coup aux Tunisiens et a mandaté de ce fait Mustapha Ben Jaâfar pour être le nouveau prestidigitateur et nous proposer une initiative qui garantit le même objectif que celui de l'initiative de Hamadi Jebali, c'est-à-dire préserver les intérêts de la Troïka mais sous un habillage différent. Une variation sur le thème en somme. La troisième piste est encore plus radicale. Revigorés par le succès certain du sit-in du Bardo, beaucoup parmi les militants de gauche estiment que la Troïka est agonisante et qu'aussi bien le gouvernement que l'ANC vivent leurs derniers jours. Le feu est donc dans la baraque de la Troïka. L'initiative de Ben Jaâfar est un sauve qui peut personnel plutôt qu'une issue probable de la crise. Mais c'est un sauve qui peut qui manque de cran et de panache, à l'image du président de l'Assemblée nationale constituante, et qui se fait sur la pointe des pieds.