Il a fallu deux ans, trois mois et trois jours pour que les "élus du peuple" achèvent l'élaboration de la nouvelle Constitution. Du 23 octobre 2011, date de l'élection de l'Assemblée nationale constituante (ANC) au 26 janvier 2014, la Constitution se faisait écrire à feu doux, mot par mot, article par article sous les yeux vigilants des observateurs et la société civile, sous les projecteurs des médias et commentateurs et parfois même sous la pression de la rue et des échos de l'opinion publique. Cette Constitution a enfin été adoptée dans son intégralité en date du 26 janvier 2014, marquant ainsi un rendez-vous historique dans le processus de transition démocratique. Mais l'élaboration de cette Constitution n'a pas toujours été facile et le déroulement des plénières de l'ANC n'a pas non plus été toujours fluide. Il y a eu des clashes, des larmes, des fous-rires, de la somnolence, de l'agitation, des compliments et des insultes. Bref, on aura tout vu, dans cette ANC! Le 14 janvier 2012, le coup d'envoi a été lancé pour la formulation des articles de la Constitution. Entre commissions et plénières, les articles se sont succédé donnant naissance, en date du 14 décembre 2012, au premier projet de la nouvelle Constitution. Ensuite c'était en date du 3 janvier 2013, que la discussion de la Constitution article par article a démarré. Le 22 avril 2013, une deuxième version du projet de Constitution a vu le jour. Une troisième le sera peu de temps après, le 1er juin 2013. Les travaux de l'ANC ont certes vécu plusieurs faits saillants mais le plus douloureux reste, l'assassinat du constituant et coordinateur général du mouvement populaire Mohamed Brahmi, le jour de la fête de la République, le 25 juillet 2013. Cet assassinat a eu un grand impact sur la situation sécuritaire dans le pays et a amené le président de l'ANC Mustapha Ben Jaâfar, à décider en date du 6 août 2013, la suspension des travaux de la constituante jusqu'au démarrage du dialogue national. Les travaux n'ont repris qu'en date du jeudi 12 septembre 2013. Il est à noter que les travaux à l'ANC ont connu des moments de grande colère, de divergences et de tension. L'incident survenu entre le député du Mouvement des patriotes démocrates Mongi Rahoui et le président du groupe parlementaire d'Ennahdha Sahbi Atig, en est un exemple éloquent. Cet incident s'est soldé par la levée anticipée de la séance plénière de ce vendredi 19 avril 2013. Ensuite, les députés ont continué à s'insulter entre eux, dans une cacophonie inaudible, dont certains extraits enregistrés témoignent de profération d'insultes et d'accusation d'un niveau trop bas. Autre clash à rappeler, est celui survenu le 27 décembre 2013, quand Jamel Bouajaja avait affirmé en brandissant un exemplaire du Coran : "face à ce livre, certains se sentent mal à l'aise aujourd'hui. C'est pourtant le choix du peuple, quand on évoque la légitimité et la Chariâa". Ses propos ont visiblement déplu à certains députés présents à l'Assemblée où un brouhaha s'est fait entendre avant que le député du Front populaire, Mongi Rahoui, ne rétorque :"Le Coran est le livre de tous les Tunisiens et n'est pas la propriété d'Ennahdha..." Il est clair que la portée des articles de la Constitution est, elle-même, à l'origine des discussions houleuses et des "bras-de-fer" intellectuels entre différentes idéologies et appartenances politiques. L'article premier a été par exemple au cœur d'un grand débat quant à la relation entre l'Etat, la religion et la langue, la question identitaire par excellence. Ensuite vient l'article 6, stipulant la responsabilité de" l'Etat en tant que protecteur de la religion et du sacré, garant de la liberté de conscience tout en s'assurant de la neutralité des mosquées et des lieux de culte". Cet article a donné lieu, rappelons-le, à des prises de bec par exemple, entre Azed Badi et Iyed Dahmani. Ce même article a été à l'origine du grave incident entre Mongi Rahoui et Habib Ellouze, en date du 5 janvier 2014. Ce dernier avait mis en doute la foi de son collègue, Mongi Rahoui a riposté affirmant que ce type de déclarations lui a causé des menaces graves contre sa vie et celle de sa famille. Dans un bref speech trop émouvant, M. Rahoui a clamé son islam, sa foi et a même provoqué des larmes parmi les constituants. A relever également la crise de nerfs qu'a piquée l'élu Brahim Gassas, le 23 janvier 2014, qui, pour ce même article 6, " a déclaré la guerre aux ennemis de l'Islam!", dans un show digne d'une tragédie historique. Concernant l'article 21, relatif à l'abolition de la peine capitale, il est utile de rappeler qu'il s'agit de statuer que le droit à la vie est sacré et qu'il ne peut lui être porté atteinte que dans des cas extrêmes fixés par la loi. Cet article, est étroitement lié aussi à la pratique de l'avortement. Or, entre considérations humaines universelles et les recommandations islamiques, bien de divergences ont éclaté au sein des plénières. Autre exemple d'article controversé, l'article 33, concernant la parité en matière de représentativité des femmes au sein des assemblées élues. Dans ce contexte, on se rappelle tous le violent clash entre la députée Karima Souid et la vice-présidente de l'ANC, Meherzia Laâbidi. Vient ensuite l'autre exemple d'article "à problèmes", l'article 38 relatif à la constitutionnalisation de l'arabisation de l'enseignement. Là encore, entre ceux qui prônent la sauvegarde de l'identité arabo-musulmane et ceux qui dénoncent un autisme intellectuel, les débats étaient bien houleux. En dépit de tous ces clashes, les délibérations de l'ANC, autour de la nouvelle Constitution, ont connu tout de même des moments de sympathie, de symbiose. Il y a eu en effet des moments sympathiques, où étaient présents l'humour et la détente. On se rappelle tous de la petite Lina, le bébé de l'élue d'Ennahdha Jawhra Ettis, que sa maman promenait dans les coulisses de l'ANC, dans son berceau et dont la vidéo n'est pas passée inaperçue. Le bébé n'avait alors, en date de cette vidéo du 24 décembre 2013, que quelques jours! L'élue du CPR, Mabrouka Mbarek s'est également distinguée le 3 janvier 2014, par une intervention musicale et rythmée sur notre "Dégage" national par son fameux "Pampam". M. Ben Jâafar avait également répondu favorable à ce moment de détente en chantonnant lui-même un "popup" à sa manière. Le meilleur reste pour la fin, et c'est le cas de le dire, puisqu'à la soirée du 26 janvier 2014, lors de l'approbation de l'intégralité de la Constitution, l'ambiance était très chaleureuse, conviviale et saine. Des accolades, des embrassades, tout le monde se félicitait du couronnement de la Constitution. Les élus ont donc laissé de côté leurs différends, leur mésentente et ont voulu vivre un moment d'union et de solidarité. Tous Tunisiens, tous frères, tous amis, c'était le message qu'ils voulaient passer à travers les sourires, les éclats de rires, les congratulations, les chants, les youyous … Même Mongi Rahoui et Habib Ellouze se sont réconciliés et se sont embrassés sous les regards enchantés, les cris de victoires et les applaudissements des présents. C'était un beau tableau d'une mosaïque d'échantillons de la société tunisienne dans sa diversité mais surtout dans son union, juste dans sa "tunisianité".