Les constructions anarchiques sont un problème ancien. Toutefois, cette « maladie » urbanistique, se développe, depuis la révolution, à une vitesse épidémique. Le phénomène s'est amplifié depuis, en prenant de nouveaux aspects. Ainsi, les contrevenants d'aujourd'hui au Code de l'urbanisme ne sont plus les mêmes qu'autrefois. Il ne s'agit plus uniquement de pauvres gens qui bâtissent des maisons sans permis, mais aussi de personnes qui, profitant de la faiblesse de l'Etat, érigent, illégalement, des constructions partout et n'importe où. Le problème des constructions anarchiques ne date pas d'aujourd'hui. Il remonte, en effet, à plusieurs décennies, précisément aux premières vagues de migration rurale survenues au lendemain de l'indépendance. Des milliers de paysans ont quitté, à cette époque-là, leurs campagnes et villages pour s'installer dans les grandes villes ou à leurs périphéries. Sans argent pour acheter des maisons, ils avaient construit illégalement leurs propres logements sur des terrains ne leur appartenant pas. Des milliers d'habitations ont, ainsi, poussé comme des champignons jusqu'à former des quartiers de bidonvilles.
Longuement négligé, le phénomène des constructions anarchiques continue à perdurer avec, cette fois-ci, plus d'acuité. Ainsi, prend-il, depuis la révolution, une nouvelle forme plus sévère et plus imposante. Autrefois, ces constructions servaient, pour la plupart, d'abri à de pauvres nouveaux-citadins. Cela est visiblement moins le cas aujourd'hui. Il ne s'agit plus, en effet, de construire pour se protéger du froid ou de la chaleur, mais plutôt de réaliser des fins lucratives. Il est bien remarquable que plusieurs ouvrages illégaux érigés après le 14 janvier servent de locaux à usage commercial. Des bureaux de tabac, des kiosques à journaux, des fast-foods et autres ont, ainsi, proliféré, ces dernières années, comme des métastases dans tout le pays.
Quand on sait le coût élevé des matériaux de construction, notamment après la flambée des prix du ciment, du fer à béton et de la main-d'œuvre, il est difficile de croire que les « propriétaires » de ces ouvrages sont des personnes à faibles revenus. Au vu des prix actuels, il faut être suffisamment aisé pour pouvoir se payer, de nos jours, des travaux de construction sans solliciter des crédits immobiliers. Les banques en Tunisie n'accordent pas de prêts immobiliers sans avoir présenté, au préalable, un permis de bâtir.
Profitant du laxisme postrévolutionnaire, ces constructions pullulent en plein jour. Certaines colonisent les trottoirs alors que d'autres se dressent, sans vergogne, au milieu de la voie publique.
Pour certaines, ces constructions peuvent être « drôles » et insolites au point que leurs photos buzzent sur les réseaux sociaux. On y voit, par exemple, une maison surplombant un local transformateur de la STEG, un bureau de tabac au beau milieu d'un trottoir ou encore une clôture privée scindant la rue en deux moitiés « des trouvailles architecturales que seul un Tunisien sait inventer !» peut-on lire comme satire sous ces images. C'est tellement désolant que l'on en rit ! D'autres sont, en revanche, plutôt navrantes que marrantes. Ainsi, au comble de l'incivisme, on remarque des commerces se dressant devant des arches romaines. Pire encore, selon l'une des photos, une porte aurait été percée, probablement par un vendeur du souk, dans la muraille de la médina de Kairouan, ville inscrite au patrimoine mondial de l'UNESCO.
Le nombre de constructions anarchiques a remarquablement augmenté à la révolution, notamment entre les années 2011 et 2012. Des boutiques, des maisons, des quartiers et même des hôtels ont sauvagement poussé, en peu de temps, devant l'inaction des autorités. La plupart ne respecte ni les normes de sécurité urbaine ni le code architectural. Outre le danger qu'elles présentent, ces constructions agressent les yeux par leur laideur et gênent, pour certaines, la circulation des piétons.
Le citoyen, à la fois victime et complice de ce fléau, n'est pas l'unique responsable de la prolifération des ouvrages illégaux. L'Etat en est aussi coupable par son laxisme. Le laisser faire et l'impunité ambiants au cours des deux premières années suivant la révolution ont, en effet, encouragé certains citoyens à braver la loi, sans crainte ni honte.
Pourtant, la législation prévoit, dans le code de l'aménagement du territoire et de l'urbanisme, des sanctions à l'encontre des contrevenants. Ainsi, toute personne procédant à des travaux de construction sans l'obtention d'un permis de bâtir est passible, selon l'article 84 du code indiqué, d'une amende allant de 1000 à 10.000 dinars. La sanction est plus lourde dans le cas d'une construction érigée sur un site archéologique. L'article 83 du code du patrimoine archéologique dispose, dans ce cas, d'une « peine d'emprisonnement d'un mois à un an » et/ou « d'une amende allant de mille à dix mille dinars ».
La loi autorise également les autorités administratives compétentes qu'elles soient municipalité, gouvernorat ou ministère chargé de l'urbanisme à procéder à la démolition des éléments de la construction réalisés en infraction au permis de bâtir. Celles-ci peuvent recourir, si nécessaire, à l'assistance de la force publique. « Les agents chargés d'exécuter les ordres de démolition peinent à appliquer la loi même en faisant appel à la police. Le citoyen d'avant la révolution n'est pas le même que celui d'après » nous a confié un responsable au ministère de l'Habitat.
Face à l'étendue du phénomène, l'Etat se retrouve acculé à des concessions. Un projet de loi a, ainsi, été élaboré pour permettre de régulariser, sous conditions, la situation de certaines constructions anarchiques. Ce projet, qui sera prochainement soumis au vote à l'ARP, concerne aussi bien les logements que les locaux à vocation touristique ou industrielle. En contrepartie, les contrevenants éligibles à la régularisation doivent payer une amende dont le montant varie selon la superficie bâtie en dehors de la loi et aussi selon la vocation du « bien ».
« Il faut remplir deux conditions essentielles pour pouvoir profiter de cette régularisation », a déclaré le directeur général de l'Habitat, Néjib Snoussi, dans une interview à Business News. « D'abord, il faut s'assurer que la construction ne présente aucun danger pour la sécurité des occupants. La deuxième condition c'est que l'ouvrage ne doit causer aucune nuisance aux autres riverains » a-t-il précisé. Et de compléter « Bien entendu les constructions érigées sur des sites archéologiques ne peuvent bénéficier d'aucune régularisation ».
Interrogé sur le pourcentage des constructions anarchiques servant à des fins autres que l'habitation, M. Snoussi a répondu qu'il n'y a pas de statistiques faites pour recenser leur nombre. Toutefois, il nous a révélé que 37% des logements (habitations) bâtis en Tunisie sont illégaux. « J'explique ce chiffre par la hausse du prix des terrains. Aujourd'hui, il y a de moins en moins de terrains constructibles », a-t-il soutenu.