Le parti Al-Massar et la fondation Rosa Luxemburg ont organisé jeudi dernier un dîner-débat sur le thème : « Quel modèle de développement pour la Tunisie solidaire ? ». Le débat a été marqué par la précieuse intervention de Radhi Meddeb, entrepreneur et expert économique. La Tunisie, soutient-il, a besoin d'un modèle économique qui soit inclusif. Cela passe par le développement du secteur de l'économie sociale et solidaire. L'expert a commencé son intervention en rappelant les principales conclusions d'un rapport sur le développement humain dans le monde arabe, publié par le PNUD en 2002. D'immenses progrès ont été réalisés dans cette région du globe en termes d'espérance de vie, de mortalité infantile ou de taux d'alphabétisation, indique le document. Toutefois, selon le PNUD, il y a trois domaines où le monde arabe n'a pas suffisamment progressé, à savoir la liberté de « la voix », la lutte contre la pauvreté et la création d'opportunités économiques. « Sur ce dernier point, quand on regarde le développement de la croissance, un constat est clair : les richesses se sont créées dans la proximité du pouvoir, sur des situations de rente et de privilèges », a détaillé Radhi Meddeb.
Après la révolution, la Tunisie a réalisé un immense exploit dans le domaine des libertés. En revanche, sur le plan économique les résultats étaient en deçà des attentes. « Economiquement, nous n'avons pas avancé d'un iota. Au contraire, la situation s'est dégradée dans bien des cas. Il suffit de regarder la hausse du chômage pour le constater », a-t-il indiqué.
Selon les chiffres de l'INS, le chômage était à 13% en 2011. Il est passé à environ 19% après la révolution avant qu'il ne se stabilise, aujourd'hui, à 15,3%. « Même la baisse de 19% à 15,3% était une catastrophe, parce qu'elle a alourdi de manière indue l'administration et le secteur public. 150 mille personnes ont été embauchées dans la fonction publique pendant les années de la Troïka », a-t-il indiqué. L'administration tunisienne tourne actuellement avec 650 mille salariés. Un chiffre considéré comme énorme par plusieurs institutions internationales. Si l'on fait une comparaison avec des pays de taille équivalente et de niveau de développement similaire, le nombre d'employés dans la fonction publique devrait être aux alentours de 250 mille, affirment les mêmes institutions.
Les grands équilibres macro-économiques ont été également touchés après la révolution. Le déficit budgétaire a grimpé passant de 1% sous Ben Ali à 8% du PIB en période actuelle. Il en est de même pour la balance commerciale. Ainsi, le taux de couverture des importations par les exportations est passé d'à peu près 80% à environ 65%. « Nous exportons peu et nous importons tout », s'est désolé Radhi Meddeb. Autre point négatif, le déficit courant qui s'est fortement creusé après le 14 janvier. « En 2010, nous étions à 153 jours de réserves de change, sans compter les 2 milliards de dollars qui représentaient l'essentiel de l'argent obtenu après la cession de Tunisie Telecom. A présent, nos avoirs en devises sont autour de 113 jours et nous n'y sommes que par les emprunts extérieurs », a-t-il expliqué.
Ces emprunts, enchaîne-t-il, coûtent cher à la collectivité nationale et sont, pour une grande partie, utilisés pour couvrir des exportations de biens de consommation ou pour payer les salaires des fonctionnaires. « C'est ainsi que nous sommes tombés dans le piège de l'endettement », a-t-il poursuivi.
La situation sociale n'est pas rose non plus. Le pays ne donne l'illusion de tenir socialement que par « la démocratisation de la corruption et la généralisation de la contrebande ». La contrebande n'est pas un phénomène nouveau. Mais, il a pris, depuis la révolution, une dimension incontrôlable. Son ampleur se confirme par la taille de l'économie parallèle qui représente aujourd'hui 50% du PIB national, voire plus. Par ricochet, la fraude fiscale a augmenté vertigineusement.
« Que faut-il faire ? », s'est interrogé l'économiste. « La solution, répond-il, c'est de nous remettre au travail, nous remettre à produire et à exporter ». Mais, il faut que le modèle change, car l'organisation actuelle a montré ses limites. Faire de la croissance ne suffit pas. « La croissance n'est pas le développement. La croissance n'a pas empêché la révolte et la révolution », a-t-il souligné.
Selon Radhi Meddeb, la clé du succès économique et social se trouve dans le mot « inclusion ». Il faut que la croissance soit inclusive. « En termes plus simples, cela signifie que tous les Tunisiens, quel que soit leur sexe, région ou âge, puissent être partie prenante au processus de création de richesse », a-t-il clarifié.
La solution ne passera pas uniquement par l'emploi. La structure économique actuelle ne permet pas de créer autant d'emploi qu'il en faut pour résorber le chômage et combler le besoin en matière d'inclusion. Au meilleur des cas, le maximum d'emplois qu'on peut créer, pour chaque point de croissance, ne dépasse pas les 20 mille postes.
Alors pour réaliser cette « inclusion », l'expert suggère un modèle où l'initiative économique sera démocratisée. Cela nécessitera la création d'un tiers secteur, à savoir l'économie sociale et solidaire (ESS), « qui doit se développer en parallèle avec le secteur public et le secteur privé et n'aura pas fonction de remplacer ni l'un ni l'autre, mais de les épauler ».
Dans bien des situations, l'ESS est le modèle économique le plus adéquat pour répondre à des besoins que ni le public, ni le privé ne sont en mesure de satisfaire. Classés comme peu rentables, certains projets à utilité publique n'attirent pas les investissements privés et ce sont, des fois, délaissés par l'Etat qui, faute de moyens, il y tourne le dos.
De plus, ce secteur, testé dans plusieurs pays développés, a déjà fait ses preuves en matière de création d'emploi. En France, 9 emplois nouveaux sur 100 sont le fruit de l'ESS. Dans les pays scandinaves, ce taux s'élève à 24%. Quant au Japon, la plus grande société d'assurance est la mutuelle des pêcheurs.
Si en Tunisie, l'employabilité de ce secteur passait de 1% à 5%, cela permettrait la création de 120 mille emplois nouveaux. Cela ne mettra pas certainement fin au chômage, mais contribuera de manière significative à cet effort. Jusque-là, notre économie demeure incapable de répondre aux aspirations des Tunisiens en matière d'équité économique et de développement. La manière dont est gérée notre économie n'a pas changé. Le modèle en place est le même que celui d'avant la révolution. Celui-ci ne permet pas de satisfaire les besoins de la Tunisie nouvelle, même en réalisant de bons chiffres de croissance. Ainsi, il faudra innover de nouvelles méthodes. L'économie sociale est solidaire pourra aider en cela.