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Radhi Meddeb : «Les politiques doivent être portées par les valeurs»
Les champs du possible

Trêve de politique politicienne. En cette fin de transition, les élites du savoir sont plus que jamais sollicitées pour définir le modèle de développement futur de la Tunisie. Mais comment, dans quelles sphères du pouvoir et par quelles passerelles réussiront-elles à marquer le cours des réformes à venir?
A l'orée d'une série de rencontres intitulées «Les champs du possible», La Presse donne la parole à Radhi Meddeb, défenseur d'une économie sociale et solidaire. Il vient de décliner la proposition d'un portefeuille, mais n'économise pas son conseil au gouvernement Jomâa.
L'élite du savoir, dont vous faites partie, a toujours eu du mal à accéder au pouvoir. Pourquoi, à votre avis, sa place n'est-elle pas là où se trouve le cœur de la décision ?
Je voudrais d'abord commenter le terme «élite». C'est un terme ambigu, face auquel il n'existe pas de définition claire et partagée. L'élite intellectuelle n'est pas forcément l'élite économique ou politique. Et puis qu'est-ce que l'élite politique ? Est-ce celle qui s'approprie les commandes d'un pays à une époque donnée? Est-ce que Ben Ali faisait partie de l'élite tunisienne ? Je ne le pense pas. Je n'aime pas le terme «élite», il est prétentieux et fortement connoté. Je préférerais utiliser un terme plus technique et plus objectif, celui de «compétence». Il est clair que les compétences ne détiennent pas de légitimité politique. Voilà pourquoi elles n'acceptent pas facilement l'exercice du pouvoir. On me dit souvent que je fais de la politique et je m'en défends. Sauf si par politique on se référait à l'acceptation grecque du terme, à savoir tout ce qui se rapporte aux affaires de la Cité. Oui, je m'investis dans le champ public car je prétends avoir des réponses à apporter à ce niveau.
Mais pas de manière politicienne comme nous avons pris l'habitude de le faire en Tunisie, où nous tendons à séparer le politique de l'économique. Combien de chefs politiques j'ai rencontrés au cours de ces trois dernières années, de la majorité comme de l'opposition, qui me disaient : «le temps actuel est éminemment politique. Celui de l'économique, c'est-à-dire d'une technique mise au service du politique à un instant donné, viendra plus tard».Bien sûr, ils sont dans l'erreur ! Vous savez Obama, Merkel et Hollande, pour ne citer que ces trois dirigeants, passent leur temps à redresser l'économie, à créer des emplois, à sauver le secteur bancaire, à trouver des solutions aux subprimes. Et je ne sais pas ce que «politique» veut dire pour eux. D'ailleurs, ils sont systématiquement sanctionnés en fonction de leurs compétences économiques.
Ce n'est que dans les pays sous-développés que l'économique reste l'otage du politique. Voilà pourquoi plusieurs compétences tunisiennes n'occupent pas aujourd'hui le pouvoir.
Justement si on tentait de dresser un court bilan de la période transitoire post-révolutionnaire. Comment d'après vous les politiques l'ont-ils gérée ?
Très mal ! Parce que la révolution était porteuse de trois exigences, qui n'ont pas été toutes satisfaites. Une revendication de la voix, de la parole, qui suppose une liberté d'expression et de pensée ainsi que le droit de se réunir, de s'organiser et de manifester.
La seconde demande concernait le refus de toutes les discriminations. La Tunisie, malgré ses 55 ans d'indépendance, n'en continue pas moins de compter deux millions d'analphabètes. Pendant de longues années, on nous a fait croire que la pauvreté touchait 4% de la population. Nous découvrons après la révolution qu'elle dépasse les 15%, atteignant 20 % dans certaines situations. D'autre part, le chômage annoncé à 13% en moyenne cachait en vérité de grandes disparités. Une disparité régionale : dans les régions intérieures, ses taux dépassaient les 35 %. Une disparité de genre. Et une curieuse disparité liée au niveau d'éducation : plus on était diplômé et plus on risquait de ne pas trouver d'emploi. Plus encore, quand on croisait ces trois variables, à savoir intérieur de la République, genre et niveau de diplôme, on obtient une réalité effarante : une femme surdiplômée originaire d'une région enclavée pouvait être sûre de passer sa vie au chômage !
Enfin, la troisième exigence incarnait une demande de meilleures opportunités économiques. Sur ces trente dernières années, les fortunes se sont souvent constituées sur la base de rentes, de privilèges et de proximité avec le pouvoir. Pour lancer un projet, pour créer de la valeur et des emplois, il fallait, dans la plupart des cas, obtenir des passe-droits. Cette situation va très loin, rappelons-nous l'étincelle de la révolution et de ce jeune homme qui s'est immolé par le feu parce qu'il voulait tout simplement exercer une activité économique.
Quelles sont les réponses que nous avons reçues par rapport à ces demandes ? Seule la liberté d'expression et de parole a progressé, parfois dans un contexte de désordre et de débordements multiples. Mais malgré tout, la liberté d'expression reste pour les Tunisiens un acquis très important. Quant aux deux autres exigences, l'équité sociale et les opportunités économiques, à défaut d'y répondre, on a enregistré leur dégradation. Le chômage est passé à 15% en moyenne, l'inflation qui était à 3% a plus que doublé, le niveau de vie des populations a baissé, leur pouvoir d'achat s'est affaibli, la note souveraine du pays a été dépréciée, la valeur du dinar a régressé. Oui, les politiques ont très mal géré ces trois dernières années.
Au fil des mois et des années, nous avons vu les politiques substituer aux slogans de la révolution, la liberté, le travail et la dignité, des positions d'ordre identitaire dirigées vers le passé. La politique ne peut-elle donc pas être porteuse de valeurs progressistes ? Et que peuvent ramener à la politique les valeurs ?
Le peuple a besoin d'avoir une vision claire articulée autour de la politique. Et les visions ne peuvent être portées que par des valeurs puisées dans l'histoire, la culture et l'identité d'un pays donné. Quelles sont les valeurs dont la Tunisie a besoin aujourd'hui pour dépasser l'impasse ? J'en évoquerais quatre : la modernité, la solidarité, l'ouverture et la performance.
L'Islam dès le départ s'est révélé d'une grande modernité. Il est venu secouer des pratiques ancestrales rétrogrades en Arabie comme celle d'enterrer vivantes les petites filles. D'autre part, le premier verset du Coran s'ouvrant avec le mot Ikraâ (lis) exhortait le Prophète à la lecture et à la lutte contre l'analphabétisme. C'est un message qui s'adresse à la personne et non à la collectivité. Voilà ce qui appuie sa modernité. Nous savons par ailleurs que la modernité en philosophie a été inaugurée lorsqu'on a reconnu la position de l'individu dans la société. Nous n'avons pas su préserver notre positionnement dans la modernité ! Ce que l'Occident doit à la culture arabo-musulmane en termes de traductions, de découvertes et d'explorations est considérable et incommensurable.
Parlons de solidarité. Sur les douze dernières années, exception faite des deux années 2008-2010 qui ont coïncidé avec la crise mondiale financière, la Tunisie a connu une croissance moyenne supérieure à 5%. Un taux très enviable. Or curieusement, cette croissance n'a pas généré le développement. La solidarité est au centre de la différence que je fais entre croissance et développement. Le système a manqué de multiples formes de solidarité. Il a pâti d'une solidarité régionale. L'Etat aurait dû concevoir pour chaque région les modalités et les attributs de sa compétitivité pour pouvoir affronter la compétition nationale globale dans des conditions à peu près équivalentes quant aux infrastructures et aux moyens matériels et humains. La solidarité sociale qui a fait défaut a trait aux changements sociologiques importants vécus en Tunisie ces cinquante dernières années avec l'éclatement de la famille traditionnelle, l'exode rural, l'urbanisation accélérée. L'Etat n'a pas su ici encore remplacer les solidarités familiales par des formes modernes de prise en charge des familles : généralisation des crèches, des jardins d'enfants...La solidarité inter-générationnelle a également manqué au système. Sommes-nous sûrs aujourd'hui de pouvoir laisser aux prochaines générations un pays au moins équivalent à l'état dans lequel nous l'avons reçu ? Nous détruisons chaque année, sous l'effet de l'érosion et des activités humaines, 25.000 ha de terres agricoles. Cela correspond en vingt ans à l'espace d'un pays comme le Liban ! A un territoire comme le Cap Bon ! Idem pour les économies d'eau. Malgré la situation de stress hydrique qui est la nôtre, nous continuons à puiser dans les nappes profondes non renouvelables du sud tunisien. Nous ne laisserons rien à nos enfants ni à nos petits-enfants ! Il en est de même pour la gestion macroéconomique : depuis la révolution nous n'avons pas arrêté de nous endetter, non pas pour produire mais pour consommer.
Une autre valeur que je considère comme fondamentale est l'ouverture. La Tunisie y a toujours adhéré. Rappelons-nous d'Elyssa et de ses comptoirs, qui commerçaient avec tout le bassin méditerranée et même au-delà. Souvenons-nous de toutes les civilisations qui se sont succédé dans notre pays, construisant, façonnant et enrichissant son identité. Le repli identitaire serait un danger profond qui guetterait la Tunisie actuelle.
La quatrième valeur touche à la performance. Nous n'avons pas d'autre choix aujourd'hui que de restaurer les valeurs du travail et de l'effort. Dans un monde, qui se globalise, nous n'avons plus besoin d'aller chez les autres pour rencontrer la concurrence. Nos marchés sont inondés d'articles importés de partout. Si nous ne faisons pas preuve de performance dans notre capacité à produire des biens, des services et des idées, à innover et à nous positionner parmi les meilleurs, nous serions contraints à rester des consommateurs finaux. Et comme nous ne sommes pas dotés de ressources naturelles importantes, nous serions condamnés à la marginalisation sinon à la disparition ! La performance entraîne dans son sillage la solidarité. On ne distribue que ce qu'on produit !
Sur le terrain, vous proposez des réformes structurelles profondes. Vous parlez de la nécessité « des inflexions au modèle de développement que la situation exige». Quel est l'essentiel de ces réformes et à quelles conditions sont-elles applicables?
Aujourd'hui pour rebondir, pour répondre aux exigences de la révolution et aux attentes de la population, il nous faut créer de la valeur et approfondir les possibilités de notre modèle économique. Cela ne se fera pas sans nombre de réformes structurelles que nous devons mener nous-mêmes, seuls et par notre propre conviction. L'essentiel est de nous approprier les réformes. Elles ne doivent pas nous être imposées par d'autres. Ces réformes sont de nature économique, financière, sociale mais aussi politique. Il y a une réforme politique qui me paraît incontournable et dont nous ne parlons pas suffisamment. Nous avons vécu les cinquante cinq dernières années dans un modèle top down où il y a un bureau de planification au ministère du Plan qui nous dicte les projets. Cela ne peut plus se passer ainsi. Cela suppose une révolution culturelle : les populations doivent dicter elles-mêmes leurs besoins, identifier les projets correspondant à ces besoins et les moyens de les réaliser. C'est ce que les Américains appellent empowerment. C'est la manière dont les populations vont se saisir du pouvoir, non du pouvoir politique, mais du pouvoir de décider de leur sort et de définir leur devenir. Nos politiques ne sont pas prêts à céder ce pouvoir de décision aux populations. Cette manière de faire ne signifie pas la cacophonie, mais induit un changement du politique. Le rôle du pouvoir central deviendra un rôle d'orientation, de coordination, d'arbitrage et de mise à la disposition des populations des moyens nécessaires pour mener ces politiques. Cette idée me paraît fondamentale, mais je ne la trouve chez aucun politique.
Tous dans le pouvoir ou dans l'opposition ne rêvent que d'une chose : retrouver la croissance. Ils ne feront pas de sitôt une croissance supérieure à celle de Ben Ali.
Vous avez une définition et une vision plus large de la croissance que sa dimension chiffrée. Que faut-il pour atteindre une croissance à échelle humaine qui aboutisse au «développement et à l'épanouissement du citoyen» selon vos termes?
La croissance n'est pas la solution mais un début de solution. A côté, il y a trois dimensions que je ne retrouve dans aucun discours : l'inclusion, que je viens de développer avec l'empowerment, la gouvernance et les institutions.
Sans ces trois éléments corollaires de la croissance, on ne fera pas de développement, c'est-à-dire que les fruits de la croissance continueront à être usurpés par des régions, des catégories et des acteurs au détriment du reste de la population. La gouvernance c'est la règle de droit et la règle du jeu ! Pour créer de la valeur dans un pays, il faut que les acteurs économiques se sentent protégés par une certaine prédictibilité. Il ne faut pas que la règle du jeu change au cours de la partie. La gouvernance suppose une justice indépendante capable d'exécuter ses jugements. La gouvernance et la prédictibilité supposent aussi le respect du citoyen dans sa relation avec l'administration. Du temps de Ben Ali, le fisc et la sécurité sociale étaient considérés comme moyens de répression contre un chef d'entreprise qu'on veut sanctionner politiquement et «lui casser le dos», comme on disait à l'époque. Les institutions requièrent aussi un système d'information et de statistiques indépendant de la puissance publique et non manipulé par elle. Le système des statistiques est un bien public. Et ce n'est pas parce qu'il a besoin d'un budget de l'Etat qu'il doit être assujetti au bon vouloir de l'Etat et de l'administration. Dans les pays démocratiques, l'administration est au service du citoyen. En Tunisie, nous sommes dans une logique héritée où le citoyen est soumis au bon vouloir de l'administration. Alors que celle-ci lui est redevable : elle ne fonctionne qu'avec les impôts qu'il lui paie ! Mais qui nous parle aujourd'hui de l'épanouissement du citoyen?
Dans ce sens, vous défendez l'émergence d'un troisième secteur qui est l'économie sociale et solidaire. En quoi consiste-t-elle et quels instruments requiert-elle?
Aujourd'hui, on ne parle que du secteur public ou du secteur privé. La gauche et l'extrême gauche ne veulent pas entendre parler du secteur privé. Les libéraux de tout genre ne veulent pas entendre parler de l'intervention de l'Etat. Or, non seulement les secteurs public et privé ont des rôles complémentaires — la création de valeurs et d'emplois ne peut venir que du secteur privé et les politiques publiques comme l'encadrement et l'aménagement du territoire ne peuvent venir que du secteur public — mais aucun homme politique ne reconnaît l'émergence d'un troisième secteur, celui de l'économie sociale et solidaire. Or c'est ce troisième secteur qui va pallier les insuffisances des deux autres. Il ne va pas remplacer ni l'un ni l'autre, mais c'est le principe de subsidiarité qui va prévaloir : est en charge d'une activité celui qui la fait au mieux. Exemple : dans la nouvelle cité El Mourouj, l'Etat ne peut plus se charger de créer des crèches comme il l'a fait durant les années 60, encore moins le secteur privé pour qui cette activité n'est pas rentable. La seule solution est que les habitants du quartier s'organisent entre eux pour créer une mutuelle ou une association sans but lucratif. C'est ce que j'appelle l'économie sociale et solidaire de marché parce c'est une forme d'organisation qui permet de créer de l'emploi et ne demande aucune subvention. On est dans une situation d'équilibre économique. Il ne faut pas croire que c'est une lubie ou une forme marginale. En France, 9% de l'emploi en relève. Imaginez que nous puissions créer 10% de l'emploi existant en Tunisie : sur 2 millions d'emplois, nous aurions 200 mille. Dans les pays scandinaves, l'économie sociale et solidaire de marché totalise 24% de l'emploi. Au Japon, la plus grande société d'assurance est la mutuelle des pêcheurs.
Quels sont les champs du possible de l'économie sociale et solidaire en Tunisie en l'absence des institutions et en présence les lourdeurs de l'administration ?
En Tunisie, les mutuelles existent mais elles ont de grandes difficultés financières parce qu'elles sont mal gérées. Le dernier rapport sur le monde mutualiste en Tunisie a deux ou trois ans de retard. On n'a pas une vision permanente de la situation. Il y a aussi les mutuelles agricoles, les coopératives de services. Dans une région céréalière, les agriculteurs peuvent se mettre en coopérative et se partager les coûts d'une moissonneuse batteuse. Il y a le commerce équitable, il y a l'entrepreneuriat social..
On est obligé de passer par-là. Ces réformes ne peuvent se faire que si le pouvoir politique met en place le cadre juridique et institutionnel favorable. Nous avons 15 mille associations en Tunisie. Si chacune créait 6 emplois, on serait à 90 mille employés dans le domaine associatif. Or, il n'existe pas un cadre simplifié pour gérer ces emplois, alléger les charges sociales et la fiscalité. La mutualité, l'économie sociale et solidaire ne peuvent réussir que dans la compétence et dans la performance. Il ne faut pas les considérer comme des sous-produits de l'économie libérale. C'est un secteur d'égale importance qui a son autofonctionnement, ses règles et ses niveaux d'exigence de compétence et de capacité de gestion. Sa seule particularité est qu'il est mû par une philosophie différente qui est le non-lucratif ( le no profit ). Le modèle de développement économique dont la Tunisie a besoin pour les prochaines décennies sera nécessairement un modèle social qui ne laissera personne au bord de la route.
Quels sont, selon vous, les cadres et les passerelles qui peuvent assurer l'implication des compétences dans l'élaboration des politiques ?
Je ne crois pas à la compétence au pouvoir parce que pour moi, la compétence n'est pas neutre idéologiquement. La technocratie qui s'accapare le pouvoir et qui gère un pays comme une entreprise je n'y crois pas. Il y a une dimension humaine qui doit être l'objectif ultime du développement.
C'est pour cela que je parle d'inclusion, de participation, d'économie sociale et solidaire sans lesquelles l'économie, la performance ne permettraient pas d'assurer la cohésion sociale et la solidarité nationale.
Une des passerelles que j'ai souhaitée est la constitutionnalisation d'un conseil économique, social et environnemental. Un tel organe existait dans l'ancienne Constitution. Il aurait offert le cadre et donné l'occasion d'associer toutes les parties prenantes à la réflexion sur le modèle de développement économique et social. Ce conseil existe au Maroc qui l'a intégré dans sa nouvelle Constitution. Il existe en France où il représente la troisième chambre constitutionnelle. Il est consultatif et peut être saisi par le gouvernement ou se saisir de lui-même d'une question déterminée. Il émet des avis qui sont strictement consensuels. Imaginez la force de proposition que cela peut avoir surtout dans la situation actuelle où on est dans le brouillard total. Le conseil est composé de syndicats, de patronats, d'associations de défense des consommateurs. 10% des membres sont des personnalités nommées par le président de la République en fonction de leur compétence. Les seuls qu'on ne retrouve pas dans ce conseil ce sont les partis politiques. Un conseil économique, social et environnemental est là pour réfléchir sur les questions fondamentales nationales et internationales sur lesquelles le gouvernement, pris dans le feu de l'action, n'a pas le temps de réfléchir.
En l'absence d'une pareille institution, vous avez publié un article intitulé «Les 16 travaux d'Hercule du gouvernement Jomâa» où vous lui proposez les mesures à mettre en œuvre. Que lui conseillez-vous en priorité et dans l'immédiat?
Mon message à M. Jomâa est le suivant. Un gouvernement, quelle que soit la durée de sa mandature, doit agir sur le court terme mais en même temps sur le moyen et le long terme. Le moyen et le long terme fixent la voie et permettent de voir où l'on va. Il faut agir vite et prendre des mesures à portée symbolique. De quoi frapper les esprits ! La révolution a été menée par les jeunes de l'intérieur via les technologies modernes de l'information. Voici une manière de les remercier : créer 500 cyberbases réparties sur l'ensemble du pays pour initier gratuitement tous les Tunisiens à l'usage d'Internet et de l'ordinateur. Les cyberbases pourraient offrir à chaque Tunisien un forfait de formation. Elles pourraient toucher un million de Tunisiens par an et offrir 20 postes d'emploi chacune. Cela fait 10 mille étudiants de l'enseignement supérieur employés pour une tâche utile.
Un deuxième exemple de projet: dans la microfinance et dans le microcrédit, nous avons l'organisation Enda qui touche environ 230 mille bénéficiaires. Une étude faite en 2010 a démontré que le potentiel de bénéficiaires était de l'ordre d'un million de personnes. Donc, il y a de la place. Mon projet est le suivant: créer dix institutions de financement réparties à travers les gouvernements frontaliers avec de l'argent public prélevé sur la caisse de dépôt et consignation créée depuis 2011 et dotée de ressources considérables puisqu'elle gère les dépôts de la poste. Elle pourrait mettre à la disposition de chacune de ces institutions dix millions de dollars, ce qui ne représente que 3% de l'ensemble de ses ressources. Les dix institutions de financement pourraient employer immédiatement 10 mille diplômés de l'enseignement supérieur et apporter un concours financier à 150 mille personnes par an. En l'espace de quatre à cinq ans, c'est tout le visage de ces régions frontalières qui changera !
Repères
- 1987 : il fonde à Tunis Comete Engeneering, bureau d'études multidisciplinaire.
- 2010 : il préside le conseil d'administration de l'Institut de prospective économique du monde méditerranéen.
- 2011 : il crée l'Association de développement social (ADS) et publie un ouvrage : «Ensemble, construisons la Tunisie de demain».
- 2013 : l'Utica, dans le cadre du Dialogue national, propose son nom en tant que chef du gouvernement de la dernière période transitoire tunisienne.


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