Avec la récente polémique sur la détention provisoire d'une résidente au CHU de Sousse et l'arrestation d'un médecin à l'hôpital de Gabès, les médecins sont devenus les marqueurs d'un corporatisme décomplexé. Autant le constat de délabrement des hôpitaux tunisiens, des conditions de travail exécrables, et parfois même inhumaines, de travail du cadre médical et de l'absence d'une loi les protégeant, sont faits par tous, autant les arguments brandis laissent perplexes. A l'instar des avocats avec leur timbre fiscal, des enseignants avec leurs augmentations de salaire ou des syndicalistes avec leurs grèves sauvages et désorganisées, les médecins usent des mêmes moyens de diabolisation qu'ils reprochent aux autres. En l'espace de seulement quelques heures, les réseaux sociaux ont vibré de messages de haine tous aussi inventifs les uns que les autres. « Les médecins sont au sommet de la pyramide sociale », « les médecins n'ont pas à soigner les ingrats qui ne les respectent pas », « les médecins n'opéreront plus les malades à risques », etc. Réactions d'une caste qui s'estime au-dessus de toute loi ? Peut-être. Heureusement, tous ne pensent pas pareil. D'un autre côté, les commentaires diabolisant les médecins et les accusant d'être des « commerçants de la chair humaine » se sont aussi faits nombreux. Répondre à la haine par la haine. Est-ce là la réponse constructive qui devrait être tirée de ce genre de polémique ?
Il est légitime de défendre ses collègues lorsque ceux-ci sont victimes d'une injustice. Encore plus s'ils subissent des procédures judiciaires arbitraires et totalement contraires aux droits humains les plus élémentaires. Quand cette défense tend à se transformer en haine et en victimisation, elle n'apporte rien à un débat qui devrait plus que jamais faire émerger des solutions pour sauver tout un secteur de la dérive. Les médecins se disent « diabolisés », « jetés dans la fosse aux lions comme des malpropres » et « accusés à tort de toutes sortes de maux », n'hésitent pas à appeler à « interner les journalistes » et à « mettre des camisoles de force aux magistrats ». Il est aussi tout aussi légitime de s'indigner contre les « médias de la honte » [terme postrévolutionnaire inventé dans l'unique but de « gratifier » les médias] qui propagent des informations à chaud et sans fondement, de critiquer le travail de la justice « obéissant à une pression populaire et médiatique ». Encore faut-il démêler le vrai du faux. Ces mêmes médecins, qui se disent incompris et dénigrés par leurs concitoyens, n'hésitent pas eux-mêmes à se martyriser les uns les autres. Les internes sont placés tout en bas de la chaîne alimentaire médicale et martyrisés par leurs supérieurs. De même que les résidents sont traités comme des esclaves par leurs chefs de service, relégués aux travaux ingrats et placés en chair à canon lorsque les choses tournent mal. Les médecins ne sont pas tous victimes d'un système qui les maltraite, certains d'entre eux sont responsables de la maltraitance de leurs confrères, travaillant à un niveau dit « inférieur ».
Une chose est sûre cependant, la loi est mal faite, elle est même inexistante sur certains aspects. La détention provisoire est appliquée dans des situations exceptionnelles. Elle concerne les personnes représentant une évidente menace pour les autres citoyens ou un risque de fuite. Elle ne devrait nullement être appliquée contre des médecins en exercice alors même que rien ne prouve leur culpabilité. Dans les faits, elle est pourtant appliquée contre nombre de citoyens ne représentant pas l'ombre d'une menace : ceux soupçonnés d'avoir fumé un joint, les homosexuels qui attendent qu'un examen anal leur soit pratiqué, et plein d'autres injustices criantes. La détention préventive remet en cause le droit élémentaire de présomption d'innocence. Est-elle justifiée contre un médecin en exercice ou tout autre travailleur qui n'a fait que son travail ? Evidemment que non.
La loi devrait prendre en considération la complexité du travail médical. Que rien ne puisse défendre un médecin en exercice est d'un danger inimaginable. Accuser un médecin de « homicide involontaire » alors qu'il s'agit d'une erreur médicale liée à un nombre incalculable de facteurs, ne devrait pas être permis. Un comité d'experts composé de médecins spécialistes devrait se prononcer avant qu'un juge puisse avoir son mot à dire. Une loi devrait impérativement être votée pour réglementer l'exercice médical. Une loi qui permettrait de faire la différence entre « aléa thérapeutique » et véritable « faute médicale ». Une loi qui protégerait les médecins qui ont fait de leur mieux mais n'ont pas réussi à sauver une vie, contre des citoyens en colère après la perte d'un proche, des citoyens attristés qui cherchent un bouc émissaire ou des citoyens qui ne comprennent simplement pas les aléas médicaux. Mais cette loi devra aussi faire la différence entre les affaires à traiter en civil et celles qui devraient impérativement passer en pénal. Autant le rôle d'un médecin est noble autant il est critique. Ceux qui font de la chair humaine un fonds de commerce et se permettent d'opérer des patients dans un état de fatigue ou d'ébriété évident et qui mettent la vie des autres en danger ne devraient pas être traités de la même manière que ceux qui se donnent corps et âme pour sauver des vies et bien faire leur travail. Dans les plus grandes démocraties du monde, la notion de faute médicale est jugée en pénal contrairement à celle d'erreur médicale qui peut être liée à toute sorte d'aléas thérapeutiques indépendants de la volonté et du contrôle du médecin traitant.
En plus d'établir des lois dignes des pays les plus avancés, il faut que les conditions de travail suivent afin que les médecins ne soient plus les esclaves d'horaires de folie, de gardes interminables et de matériel archaïque et que les patients puissent avoir droit à un minimum de respect de leur dignité humaine et à un minimum de recours légal aussi. Dans les plus grandes démocraties du monde, on défend son élite et ses compétences, on ne les pousse pas à la passivité, à la méfiance et au ras-le-bol. On ne les jette pas dans la gueule du loup sans un minimum pour les défendre. Défendre les droits des médecins, c'est aussi défendre ceux des patients et donc de tous les citoyens. Défendre les droits des médecins ne les place, en revanche, pas au-dessus des lois, encore moins au-dessus des critiques et des (nécessaires) remises en cause…