Sauter sur une mine, perdre une ou deux jambes, partir en lambeaux, est devenu tellement banal en Tunisie. Aujourd'hui, une Tunisienne, une bergère, mère de sept enfants, a perdu la vie alors qu'elle faisait paître ses moutons au Mont Salloum. L'information fera le tour des médias locaux, mais elle sera vite oubliée, on passera à autre chose. Qui aurait cru qu'on en arriverait là, à zapper la mort tragi-absurde d'un concitoyen sans s'en émouvoir, sans plus éprouver la moindre once d'émotion, passées les quelques heures ou souvent les quelques minutes après «l'incident ». Des incidents pareils on en entend parler ponctuellement dans les médias. C'est tellement devenu un fait ordinaire qu'on ne s'y attarde plus. Le décès, la semaine dernière, d'un jeune soldat tunisien des suites de ses blessures engendrées par l'explosion d'une mine, en est l'exemple. Qui s'en rappelle ? On était passés à autre chose. On jasait sur le contenu des feuilletons ramadanesques, on polémiquait sur une réplique grivoise, on s'indignait d'un décolleté beaucoup trop plongeant ou d'un maquillage outrancier. On était occupés à envoyer des SMS, aspirant à gagner, si la chance nous souriait, la moitié de 2 milliards. Bref, on était occupés à autre chose.
Il ne s'agit pas de tout arrêter et de se lamenter à longueur de journée sur le sort des défunts, mais du fait que l'opinion publique tunisienne soit blasée au point de n'avoir plus rien à cirer qu'un quelconque soldat meurt dans une montagne éloignée, qu'un berger se fasse décapiter ou qu'une bergère parte en morceaux. On est devenu presque insensibles face à ces terribles morts causées par le terrorisme.
Une histoire de non-jeûneurs qui s'affichent en plein mois de ramadan est plus susceptible de susciter un vif émoi, qu'une pauvre femme se faisant exploser par des terroristes dans un coin paumé de la République. Ça reste tout de même un endroit reculé et on ne risque pas de voir des mines exploser dans les villes n'est-ce pas. Le décès de cette Tunisienne sera traité comme un quelconque fait-divers. La tristesse et la colère qu'on ressentait ont laissé la place à une sorte d'indifférence, à une espèce de défaitisme face aux actes terroristes. Il y a quelque temps encore on se serait indignés, on aurait crié notre refus que de tels actes barbares soient perpétrés sur notre sol et contre nos concitoyens, mais ça c'était avant.
Bien sûr, les partis et les personnalités politiques pondront des communiqués. Ils exprimeront leurs vives condamnations, ils présenteront leurs condoléances, ils vilipenderont des actes lâches, ils monteront sur leurs grands chevaux et exigeront l'extermination du terrorisme. Certains même appelleront à une conférence nationale, qui se tiendrait dans un hôtel 5 étoiles dans la banlieue nord de Tunis, pour lutter contre ledit phénomène. Ils surferont sur cette tragédie et la course à la récupération politique sera perceptible à vue d'œil. Les autorités feront part de leur détermination à éradiquer le terrorisme et de débusquer les terroristes qui ont pris le maquis. On lancera les énièmes opérations de ratissage sans pour autant les débusquer ces terroristes. Comme d'habitude, on proposera une aide à la famille, comme celle proposée à la famille Soltani, touchée par deux fois par le drame. Mais après qu'en sera-t-il ? On entendra encore parler d'un soldat ou de civils qui ont sauté sur une mine et on passera encore à autre chose…