Depuis le 5 juin dernier, le Qatar subit un embargo imposé par ses voisins-frères l'Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis et le Bahreïn. Les frontières sont fermées et les camions de marchandises ne passent plus pour alimenter les centaines de grandes surfaces du pays et ses 2,5 millions d'habitants. Certains pays comme la Turquie et le Maroc ont mis en place en un temps record des couloirs aériens et mobilisé les cargos pour les livraisons nécessaires de marchandises. La Tunisie est à la traîne et entend rattraper ce gros retard de six mois pour pénétrer ce pays où le pouvoir d'achat figure parmi les plus élevés au monde. Les rayons des supermarchés de Doha sont pleins à craquer de marchandises venues de toutes parts. On ne dirait vraiment pas que le pays vit sous embargo tant les rayons sont fournis. Dans les centres commerciaux géants (mall), les plus grandes marques internationales d'Apple à Ralph Lauren en passant par Calvin Klein et Samsung sont présentes partout et ce ne sont pas les chalands friqués qui manquent. Ici, les salaires mensuels se comptent en dizaines de milliers de dollars pour les cadres. Un médecin ou un banquier ne touche pas moins que l'équivalent de 20.000-30.000 dinars tunisiens. Trois à cinq fois plus, voire davantage, pour les compétences élevées et rares. Face à l'embargo, le Qatar tient à rester debout et à ne pas faire subir à la population les conséquences de la crise politique aigüe. Pour le moment, il réussit la mission, puisqu'il tire les leçons nécessaires en augmentant drastiquement, dans un premier temps, la liste de ses fournisseurs pour ne plus dépendre de tel ou autre pays, et en cherchant, dans un deuxième temps, à avoir le maximum d'autonomie.
Forts conscients de cette réalité de terrain, du besoin ressenti des autorités et de la demande réelle des consommateurs, les autorités tunisiennes ont envoyé cette semaine une délégation de 130-140 hommes et femmes d'affaires, présidée par Omar Béhi, ministre du Commerce et Aziza Htira, présidente du Centre de promotion des exportations. Objectif : conquérir le marché turc le plus vite possible, de la manière la plus efficiente, et dépasser les obstacles actuels.
Le ministre et la délégation qui l'accompagne ont rapidement constaté que les quelques marchandises tunisiennes présentes représentent des peanuts devant celles italiennes, turques, espagnoles et marocaines. On remarque également les prix élevés de la majorité des produits vendus, sauf que les marques tunisiennes ont des prix encore plus élevés que leurs concurrents, même les plus réputés à l'international. Un kilo de tomates italiennes pelées, par exemple, est vendu autour de l'équivalent de 8 dinars. Le litre d'huile d'olive la moins chère (espagnole) est proposé à l'équivalent de 18 dinars. Le kg de thon italien à l'huile d'olive en conserve est proposé à l'équivalent de 50 dinars.
Pour essayer de trouver une place, dans les rayons, les Tunisiens doivent batailler dur. Certaines marques sont présentes et ce sont les grands groupes qui s'y mettent, grâce à l'appui de leur expérience, de leurs carnets d'adresses et d'une solidité financière leur permettant les prises de risques. C'est le cas d'El Mazrâa avec ses poulets et ses œufs, de Délice avec son lait et ses fromages ou du Groupe Loukil qui représente plusieurs producteurs tunisiens. Sauf que nos prix sont élevés, un peu trop élevés. Ainsi, par exemple, nos grenadines sont proposées pour l'équivalent de 20 dinars le kilo. Le lait est à plus de 4 dinars la brique. Ce sont les Tunisiens du Qatar qui en souffrent le plus, car ils sont fort demandeurs des produits de leur pays, mais le rapport qualité/prix est fort désavantageux. « J'ai un réel besoin et une forte envie de consommer tunisien et je suis prêt à acheter plus cher le produit de mon pays, mais quand cela dépasse les 10-15%, je réfléchis à deux fois. Je peux céder une fois, craquer une deuxième fois, mais après il y a une logique économique qui dicte ses règles », témoigne Bilel Essaïed, haut cadre financier vivant à Doha depuis une douzaine d'années.
Comment expliquer ces prix élevés des produits tunisiens ? La réalité du marché fait ressortir qu'il est difficile de concurrencer les Turcs, les Italiens et les Espagnols et encore plus difficile les Asiatiques (Sri Lanka, Bangladesh, Inde…) sur le marché, à cause d'une série d'obstacles. Le premier de ces obstacles est lié à une question de lobbys. Dans les grandes centrales d'achat et chez les gros distributeurs, les responsables d'achat et de produit ont l'habitude de privilégier les produits de leur pays natal. Ce qu'il faut savoir c'est que le pays est peuplé dans son écrasante majorité (plus de 90%) par des étrangers. La population qatarie ne représente au Qatar qu'à peine 9%. Il est donc quelque part logique qu'un Srilankais privilégie d'abord un produit srilankais, surtout si ce dernier est proposé moins cher. Et en matière de baisse des coûts, ils sont imbattables. Des efforts sont fournis pour dépasser ce handicap, notamment depuis l'embargo, et certaines chaînes proposent de plus en plus de produits tunisiens. C'est le cas de Monoprix par exemple, mais également Carrefour. La visite de Omar Béhi et le forcing opéré par Slah Salhi, ambassadeur de Tunisie à Doha, bien engagé dans la diplomatie économique, vont beaucoup aider à le dépasser encore plus. Des contacts ont été noués avec de gros distributeurs qataris et ces derniers ont promis fermement de privilégier désormais le produit tunisien. L'engagement de la chambre de commerce qatarie dans ce sens est ferme et c'est le président de la chambre lui-même, le cheikh Khalifa Ben Jassem Al Thani, qui est en train de faciliter la tâche entre les distributeurs locaux et les producteurs tunisiens.
Deuxième obstacle expliquant les prix élevés des marchandises tunisiennes, le fret aérien. Les exportations que nous proposons sont essentiellement composées de produits frais qui doivent être acheminés par air et non par mer. « Une compagnie aérienne privée locale, spécialisée dans le fret, propose ses services à 6,5 dinars le kilo pour le Tunis-Doha. Nous sommes obligés de répercuter ce coût sur le prix final supporté par le consommateur, nous ne pouvons pas agir autrement. Il faudrait donc trouver une solution urgente pour réduire le coût du transport aérien », nous indique un exportateur tunisien. Chez la concurrence, les Turcs ont mobilisé Turkish Airlines pour un couloir aérien spécial à des prix imbattables. Les Marocains, pareil, ont mobilisé la RAM pour exporter leurs marchandises en faisant de telle sorte que leurs prix soient concurrentiels. La compagnie aérienne publique Qatar Airways a fait un effort avec les Tunisiens avec des prix réduits jusqu'à 2,5 – 3 dinars le kilo. Sauf que cela reste insuffisant, car à ce tarif nos prix demeurent toujours plus élevés.
Conscients de ce problème et bien sensibilisés par les exportateurs tunisiens, Omar Béhi et Aziza Htira ont eu des entretiens avec les officiels locaux, notamment le ministre qatari du Commerce. Des promesses ont été données et on va attendre la concrétisation. Le Cepex a décidé de mettre la main à la poche en subventionnant déjà à hauteur de 50% le coût du fret aérien et il est prêt à monter jusqu'à 70% pour booster l'exportation des marchandises tunisiennes. Ce type de subvention a un retour sur investissement certain au vu des recettes en devises générées par les exportations avec toutes les conséquences positives de la croissance générée par le surcroit de production de nos usines et la création d'emplois. En dépit de l'effort consenti par le ministre du Commerce et la PDG du Cepex (qui sont dans leur rôle), il est impératif que l'on bouge à un niveau plus élevé à l'instar de nos concurrents directs.
Bon à noter, en plus des cargos, des réductions de prix et des subventions, ce sont les politiques qui mouillent la chemise chez eux. Ainsi, le Roi Mohammed VI était à Doha cette semaine pour booster l'économie de son pays, tout comme le président turc Recep Tayyip Erdogan. Leur objectif déclaré est d'aider le Qatar face à l'embargo en lui fournissant tous ses besoins.
On ne l'a pas dit, mais c'est fortement insinué à Doha, on n'en attend pas moins de la Tunisie et une visite de Béji Caïd Essebsi serait appréciée. Visite politiquement inimaginable quand on sait que les adversaires du Qatar s'appellent l'Arabie Saoudite et les Emirats, grands amis de BCE et qui ne verraient pas d'un bon œil un rapprochement de ce niveau. Autre point à notre défaveur, l'ancien président Moncef Marzouki ne cesse de dénigrer le régime actuel dans les milieux qataris, notamment médiatiques et particulièrement chez Al Jazeera. D'ailleurs, il était à Doha cette semaine et il a été aperçu avec de hauts dirigeants qataris dans un dîner privé. L'ancien président a dû changer de table précipitamment et sèchement pour éviter les oreilles indiscrètes de celle de la délégation tunisienne voisine autour de laquelle il y avait le ministre, l'ambassadeur et le représentant de Business News.
Face à cette réalité, il faudrait agir avec plus de subtilité et de tact. Des Tunisiens résidant au Qatar bien rapprochés des milieux de décision et des lobbys influents ont suggéré au ministre d'agir avec plus de subtilité. En invitant, par exemple, le Président de Qatar Airways en Tunisie et lui programmer une audience avec le chef du gouvernement. Il parait qu'il n'aurait pas été bien reçu au cours d'une récente visite dans notre pays. Il a été également suggéré de profiter de la présence des Tunisiens de Doha et faire constituer des lobbys influents auprès des cercles du pouvoir qatari pour contrecarrer la mauvaise image du pouvoir tunisien actuel donnée par Al Jazeera and co et leurs inféodés tunisiens. Certains, hélas, mélangent le combat politique et l'intérêt national et feignent d'ignorer que le dénigrement du pouvoir de leur pays à l'étranger nuit systématiquement aux intérêts de la Tunisie et de ses entreprises.