Séisme au cours de la journée de mercredi. La présidence du gouvernement venait d'annoncer, dans un bref communiqué, que Youssef Chahed a décidé de limoger le ministre de l'Intérieur, Lotfi Brahem. Bien évidemment, ce limogeage ne pouvait passer inaperçu, vu l'importance du poste. Cependant, la décision de Chahed a pris, depuis hier, des proportions surréalistes, suscitant les commentaires les plus surprenants et a donné lieu à des théories du complot plus alambiquées les unes que les autres… Qu'on se mette d'accord, en premier lieu, sur le principe. Dans une démocratie, la Tunisie en est une aux dernières nouvelles, il est tout à fait habituel qu'un chef du gouvernement procède au changement de l'un de ses ministres. Aux dernières nouvelles aussi et selon l'article 92 de la constitution, la cessation de fonction d'un ou de plusieurs membres du gouvernement relève de la compétence du chef du gouvernement. Cela étant dit, les critiques sont toujours de mise dans ce genre d'affaires. Sauf que dans notre cas de figure, cela a pris une dimension surréaliste, frisant même l'hystérie. Une déferlante d'insultes et d'accusations de trahison ont fusé sur le réseau social de prédilection des Tunisiens, Facebook. Des internautes, qu'ils soient hommes politiques, de médias ou autoproclamés analystes politiques n'ont pas manqué d'imagination pour charger Youssef Chahed, décrit comme un traitre à la solde du parti islamiste Ennahdha et ennemi de l'intérêt suprême de la nation. Toute une campagne de soutien au ministre remercié a été rapidement mise en place sur les réseaux à coup de publications sponsorisées. Présenté en sauveur de la Tunisie des forces islamistes, Lotfi Brahem est glorifié, contre un Youssef Chahed qualifié de calculateur ayant succombé au chant des sirènes islamistes pour garantir un hypothétique soutien.
Ce limogeage intervient 48h après l'expiration du délai que lui a accordé le chef du gouvernement afin de mettre la main, sur l'ancien ministre de l'Intérieur, Mohamed Najem Gharsalli en cavale depuis près de deux mois. L'ancien ministre est visé par un mandat d'amener suite à son implication dans une affaire d'atteinte à la sûreté de l'Etat (en l'occurrence l'affaire Chafik Jarraya). Il s'est volatilisé sans que les forces de sécurité et leur patron ne réussissent à exécuter le mandat. Un échec qui passe mal du côté de la Kasbah. Mais c'est surtout le naufrage de l'embarcation clandestine à Kerkennah et le drame qui s'en est suivi qui a précipité le départ de Lotfi Brahem. Une énième catastrophe qui a enfin confirmé dans son sillage les suspicions de complicité des forces de sécurité avec les réseaux de passeurs. Les dysfonctionnements de tout un système au niveau de la sécurité et de la protection de nos frontières éclatent au grand jour. Le limogeage des hauts cadres sécuritaires à Sfax et Kerkennah n'aura pas suffi, le premier responsable de ces manquements devait en payer le prix. Sous d'autres cieux, de pareilles défaillances auraient poussé le ministre en charge à démissionner et à reconnaitre ses responsabilités. Cependant en Tunisie, on ne le voit pas de cet œil. Pour certains, il ne s'agit que d'une pure machination politique à l'instar du député Front populaire, Mongi Rahoui ou la présidente du Parti destourien libre, Abir Moussi. Commentant le limogeage, Mongi Rahoui a estimé que c'est « une transaction honteuse entre Youssef Chahed et Ennahdha » et que Lotfi Brahem a été démis de ses fonctions parce que « les forces de l'ordre ne sont pas garanties » (en rappel des propos de Rached Ghannouchi). Quant à Abir Moussi elle a assuré que ce limogeage « n'est ni plus ni moins qu'une réponse favorable à la demande des « Frères » formulée récemment par certains de ses dirigeants en échange de leur soutien au chef du gouvernement ». Ces accusations ont été dites et répétées partout, les supporters de Brahem avançant à tout va la théorie du complot et ne lésinent pas sur les moyens pour diffuser leurs messages sur les réseaux sociaux.
A toutes ces allégations, le porte-parole du gouvernement a opposé une fin de non-recevoir. Iyed Dahmani, insiste sur le fait que le limogeage n'a rien de personnel et qu'il s'est décidé en concertation avec le chef de l'Etat. Selon lui, c'est la catastrophe de Kerkennah qui a précipité le départ du ministre : « L'immigration clandestine à partir de l'île de Kerkennah n'est pas une première et l'accumulation des lacunes a conduit au limogeage de Lotfi Brahem, sur lequel se sont mis d'accord Youssef Chahed et Béji Caïd Essebsi. C'est la énième fois qu'un drame pareil se reproduit. Ce n'est pas un hasard. Alors qu'il y a un seul accès à l'île, comment une centaine de personnes a pu passer inaperçue et si ça aurait été des terroristes ? », s'est-il interrogé. Iyed Dahmani invoque une responsabilité politique du ministre de l'Intérieur, faisant part également de tensions suscitées par la campagne menée par Lotfi Brahem contre l'ouverture des cafés durant le mois de ramadan ou encore le différend avec le syndicat des journalistes à propos de la liberté de la presse. « Une orientation qui a gêné le gouvernement et qui ne correspond pas à sa vision »
Les tensions entre Chahed et Brahem ne sont pas nées d'aujourd'hui. La rencontre du ministre avec le roi saoudien, sans l'aval du chef du gouvernement ou le différend autour du limogeage du directeur de la sûreté ont émaillé cette relation tendue entre la primature et l'intérieur. Les événements de ces derniers jours n'ont été que la goutte de trop. Dire que le chef du gouvernement a agi en connivence avec le parti islamiste n'est que pure spéculation.