S'il y a un parti connu pour sa discipline implacable et sa grande cohésion, c'est bien Ennahdha. Pas de démissions fracassantes, de linge sale lavé en public, de luttes intestines étalées au grand jour, le parti islamiste contraste franchement avec son allié au pouvoir Nidaa Tounes qui se livre à une bataille très médiatisée. Mais si le parti de Rached Ghannouchi garde la discrétion sur les voix dissonantes, cela ne veut guère dire qu'elles n'existent pas. Les derniers événements ont prouvé que ces voix étaient plus insistantes que ce qu'on veut bien nous laisser croire. Une lettre fuitée sur certains médias et dont l'authenticité a été confirmée par le vice-président du mouvement Abdelfattah Mourou, montre l'ampleur de la dissidence qui existe au sein du parti de Rached Ghannouchi. Dans cette missive, les signataires adressent des critiques frontales à leur chef et lui reprochent d'entrainer le parti dans une stratégie sans vision claire pour l'avenir. Parmi les critiques, on reproche à Ghannouchi sa politique vis-à-vis du chef du gouvernement Youssef Chahed, son implication directe dans les conflits de Nidaa et son entorse au principe du consensus avec le chef de l'Etat. Des choix politiques « contraires aux principes du 10ème congrès d'Ennahdha qui soutient le consensus dans sa première forme ».
Le parti Ennahdha se distingue sur la scène politique nationale, marquée par un amateurisme à la limite du ridicule. Une ascension conférée par les urnes, un congrès organisé dans les règles de l'art et des décisions prises de manière démocratique. Mais s'il s'en sort mieux que ses adversaires, il n'est certes pas à l'abri des orages. A la différence des autres formations politiques, plus récentes sur la scène nationale, les dissidences au sein d'Ennahdha, si elles sont d'apparence, plus discrètes, sont cependant plus ancrées. « Il est difficile de répondre clairement à la question de savoir si le parti Ennahdha est un parti démocratique ou non », a déclaré notre confrère Zied Krichen dans son éditorial diffusé sur Mosaïque Fm aujourd'hui, vendredi 5 octobre 2018. Il est en effet difficile pour un parti ayant une référence idéologique et un passé aussi tumultueux de se muer en une formation parfaitement pragmatique et démocratique. Les différents changements qu'a vécu le parti ces dernières semaines depuis sa propulsion, de persona non grata sur la scène politique tunisienne, à parti vainqueur des élections postrévolutionnaires, l'ont fortement déstabilisé. Aujourd'hui, le parti Ennahdha affiche, à la fois, l'image d'un parti démocratique qui donne l'exemple grâce à ses pratiques démocratiques, et celle d'un parti abritant une obscure organisation secrète. Difficile donc de s'y retrouver, même pour ceux qui le composent.
En effet, chez Ennahdha on retrouve aussi bien des Habib Ellouze et des Sadok Chourou que des Lotfi Zitoun, autrement dit ceux qui appellent à gouverner le pays par la chariâa et ceux qui défendent les libertés individuelles. Si Ennahdha a fait un travail colossal pour montrer qu'elle est passée du côté de la lumière, les récentes révélations faites par le comité de défense de Chokri Belaïd lors de la conférence de presse tenue mardi, ont rappelé à l'opinion publique le côté obscur du parti islamiste, comportant d'anciens prisonniers condamnés pour terrorisme.
En 2016, Ennahdha a souhaité marquer un tournant dans sa politique à travers son 10ème congrès. Ce tournant consacre le principe du consensus avec l'Etat qui l'avait longtemps rejeté, et donc avec le parti au pouvoir et le président de la République Béji Caïd Essebsi. Ainsi, pour cette raison, la dernière apparition télévisée du chef de l'Etat et ses paroles concernant « la fin du consensus » avec le parti islamiste ont rapidement hérissé les poils de ses ex (?) alliés. Rapidement, les déclarations de cadres d'Ennahdha se sont multipliées pour insister sur la continuité de ce consensus et sa pérennité. Si on parle de « l'intérêt de l'Etat » et de « la stabilité du pays », le parti pense surtout à sa propre stabilité, étant donné que c'est ce consensus qui lui offre une bouée de salut inespérée.
Au-delà du principe du consensus, qui pourrait probablement s'épanouir sans une autre forme - toujours « grâce » aux dissidences au sein de Nidaa - c'est toute son identité que le parti a voulu repenser lors de ce congrès décisif. Et qui dit identité du parti, dit aussi celle de Rached Ghannouchi, son président et figure emblématique. Mais pour Rached Ghannouchi, il ne suffit pas de mettre une cravate pour passer dans l'autre camp et faire avaler la pilule du « musulman-démocrate » qui devra remplacer celle, ayant mauvaise presse, de « islamiste ». Le président d'Ennahdha, s'il préfère ne pas s'exposer, reste celui qui tire les ficelles dans les coulisses. Aujourd'hui sa politique dérange de plus en plus au sein même de son parti. Parmi les voix dissidentes et décomplexées, celles de Lotfi Zitoun. Les bruits de couloir évoquent une mise au ban du conseiller controversé de Ghannouchi à cause de ses positions tranchant avec l'image rigoriste du parti. « Le fondement de l'Etat est le pragmatisme et le fondement de l'idéologie est le dogme. C'est pourquoi le rapport entre les deux est caractérisé par la tension permanente. L'idéologie se transforme en secte lorsqu'elle revêt un uniforme qui la distingue du reste de la société. Que le président du mouvement Ennahdha Rached Ghannouchi porte un habit considéré comme officiel par les Tunisiens (costume-cravate) est (la démonstration) qu'il quitte le carré de la secte et fait un pas en direction de l'Etat et de la tunisianité en concrétisation des décisions du 10ème congrès» avait écrit Lotfi Zitoun dans un statut Facebook publié il y a un an, appelant ainsi, ouvertement, le leader du parti à assumer pleinement son rôle de « chef tampon » entre les deux courants du parti. Il semblerait qu'il n'entretienne plus cet espoir aujourd'hui étant donné qu'il serait derrière la fameuse lettre adressée à Ghannouchi.
Est-ce que Rached Ghannouchi compte se présenter à la présidentielle en 2019 ? Cette éventualité reste possible. Le leader islamiste qui aurait dû passer le flambeau depuis des années, continue de maintenir l'équilibre entre les deux factions d'un parti formé par deux courants opposés. S'il est lui-même fragilisé, c'est toute la cohésion d'Ennahdha qui pourra en être affectée. Il n'est un secret pour personne que le parti, d'apparence solide et inébranlable, a du mal aujourd'hui à se défaire de son passé. Pour aller de l'avant, Ennahdha devra tourner la page du passé qui le poursuit encore aujourd'hui, au risque de perdre des cadres radicaux qui font, en partie, sa force.