Le génie italien a d'abord inventé les bases du droit de propriété intellectuelle, depuis le IIIème siècle après Jésus-Christ, dans la ville de Sybaris qui était sous domination grecque, sous la forme d'un privilège exclusif. Lequel privilège prenait la dénomination du « Banquet des Sages ». Il donnait l'exclusivité au Chef cuisinier d'exploiter seul sa création durant une année. A la fin du moyen âge, au XVème siècle, en matière de privilèges exclusifs, on exigeait déjà les critères de nouveauté, de l'ingéniosité et de l'utilité. La multiplication de ces privilèges a donné naissance aux « Lettres Patentes » (lettres ouvertes ou lettres publiques)[1] expliquant l'appellation anglaise « Patent » (brevets). Puis, ce privilège s'est transformé en monopole[2] au service des monarques et des riches commerçants et artisans à Venise comme en différentes autres parties d'Europe. En Tunisie, le système de monopoles, réservé à l'aristocratie, a commencé au XVIème siècle avec la domination ottomane des Mouradites et a continué jusqu'à 1881 sous la dynastie des Husseinites à travers les Caïds qui achetaient leurs fonctions pour exercer leurs monopoles.
En Juillet 1878, le Congrès de Berlin réunit les grandes puissances de l'époque pour partager l'héritage de l'Empire ottoman (L'homme Malade) en attribuant le protectorat de la Tunisie à l'Empire Français qui commence déjà à mettre la pression pour confirmer sa domination du territoire et finit par la rendre effective en 1881. Deux ans après, la Tunisie devient l'un des Etats Membres fondateurs de la Convention de Paris, le 20 Mars 1883 (le premier traité international sur la protection de la propriété industrielle et régissant les brevets, les marques de fabrique et de commerce, les dessins et modèles industriels…).
En 1888, la Tunisie s'est dotée du premier texte de loi reconnaissant et régissant les brevets (Décret Beycal du 26 Décembre 1888). Ce Décret inspiré des textes de loi des grandes puissances reconnaissait la protection des brevets des procédés, mais ne reconnaissait pas les brevets pour les produits. Au niveau national, il est resté en vigueur jusqu'à la parution de la loi n°2000-84 du 24 Août 2000. Cette loi matérialise l'harmonisation de la législation tunisienne en matière de protection des droits de propriété intellectuelle (Marque de Fabrique et de Commerce, Brevets, Protection des Renseignements Divulgués (Secrets d'Affaires)) aux standards à minima exigés par l'Accord sur les Aspects de Droit de Propriété Intellectuelle liés aux Commerce (ADPIC/ TRIPs) de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Cette loi n°2000-84 était acceptée par l'OMC qui a estimé que la présente législation tunisienne régissant les brevets était cohérente avec ses exigences et ses standards.
Dans sa forme actuelle, le brevet peut être défini comme étant un titre de propriété qui permet à son titulaire d'exclure totalement et partiellement les tiers du droit d'exploitation de l'innovation revendiquée. Deux points sont à retenir de cet aspect introductif et historique. Le premier point est que le système de brevets constitue un système de privilèges. Le second point note que les concessions sont importantes quand l'Etat est affaibli par suite à un changement géostratégique car ses capacités de négociation sont réduites. L'histoire des brevets révèle que parmi les motifs qui ont encouragé les monarques et les Villes-Etats depuis le XVème siècle à encourager ce type de privilège, on trouve l'accumulation de richesse et l'obtention d'une balance commerciale positive. Plus encore, Serge Lapointe et Leger Robic Richard expliquent que les Etats ont facilité l'octroi de privilèges pour favoriser l'implantation des industries étrangères sur leurs territoires pour qu'ils y produisent les produits qui étaient jadis importés. Ce qui a permis de développer une industrie et des compétences locales.
C'est cet esprit que l'on retrouve en Tunisie, dans le secteur pharmaceutique, dès la fin des années 1980 jusqu'à 2005. Il était matérialisé par un dispositif administratif appelé « la corrélation » qui permettait de bloquer les importations des médicaments dont l'équivalent était fabriqué au niveau national. Ceci a eu un impact triple, en matière de médicaments : permettre aux autorités sanitaires tunisiennes de négocier un meilleur prix et de meilleures conditions commerciales, « encourager » les firmes multinationales à investir en Tunisie et lancer une industrie pharmaceutique nationale. Ces firmes n'ont pas investi en Tunisie en respect des dispositions relatives à l'Article 8 de l'Accord sur les ADPIC/TRIPs intitulé « Principes » qui dispose qu'en contrepartie d'une harmonisation des législations nationales les Etats riches s'engagent à garantir un transfert technologique, mails ils l'ont fait pour contourner les exclusions du marché tunisien. « La corrélation » n'était pas conforme aux dispositions de l'Article 3 de l'Accord ADPIC/TRIPs relatif au traitement national, d'où l'arrêt de son application. Sans cette « corrélation » nous n'aurions certainement pas eu l'industrie nationale que nous avons et qui constitue l'une de nos fiertés.
Comme pour tout système de privilèges, son risque majeur réside dans les abus qu'il génère. A force de vouloir accumuler des richesses et des dividendes pour les actionnaires, ce système de privilèges se construit sur un système d'escroqueries, de jeux d'écritures, de stratégie de protections des brevets d'énantiomères[3] qui prennent le relai à la fin des brevets pour les mélanges racémiques et qui permettent de prolonger la durée de protection des brevets de 20 ans à 48 ans (evergreening).
D'autres comportements non éthiques sont identifiés comme la falsification d'essais cliniques, la rétention de données non probantes et/ou dangereuses, et un comportement orienté presque exclusivement vers la rentabilité commerciale tout en négligeant l'aspect éthique et celui de l'intérêt des patients, de la collectivité et des Etats. En effet, le souci majeur des firmes pharmaceutiques « innovantes » est d'amasser le maximum de cash pour le rapatrier dans leurs pays d'origine et dans les paradis fiscaux mais avec toujours moins d'innovation[4]. Les blockbusters[5] des dernières décennies s'avèrent pour la plupart de véritables poisons qui causent une altération de l'état général des patients et des pertes financières énormes en termes de dépenses de la ménagère et de la collectivité. Les médicaments dits « innovants », qui sont des anticorps monoclonaux pour la plupart, dépassent 1000 euros le flacon dont certains génèrent des leucémies dans 50% des cas (c'est-à-dire que si deux patients en prennent en même temps, l'un d'eux développera une leucémie à polynucléaires éosinophiles, par exemple). D'autres médicaments dits « innovants » sont vendus à des prix indécents comme le Glybera vendu à 830 000 euros le flacon, ou le Luxturna vendu à 707 000 euros, ou le Soliris vendu à 620 000 euros[6].
Ce que nous oublions ou refusons de considérer, c'est que ces systèmes de protection des droits de propriété intellectuelle constituent une suite logique de leurs progrès techniques, économiques, politiques et scientifiques qui leur ont permis cette supériorité stratégique. En revanche, nous ne sommes que des consommateurs qui veulent courir dans la cour des grands sans en avoir les atouts, par faiblesse et par mimétisme.
Pauline Londeix rapporte qu'en 2016 l'Office Européen des Brevets (OEB) a reçu 296 000 demandes de brevets dont 96 000 étaient délivrés. Pour la même année, et fort de l'Accord entre l'Office Européen des Brevets et l'INNORPI, ce dernier n'a reçu que 582 demandes de brevets. En vertu de cet Accord ratifié par la Tunisie et publié au JORT sous le Décret Présidentiel n°2017-67 du 2 mai 2017, l'INNORPI perdrait l'autonomie de sa décision et son indépendance. Il serait transformé en une simple boîte aux lettres pour les brevets délivrés par l'OEB. Il semble pertinent de poser la question si l'INNORPI est capable de gérer une augmentation du nombre de brevets de 509 fois ses capacités actuelles (296 000 /582= 508,6). D'ailleurs les futurs Représentants du Peuple devraient s'atteler et se mobiliser pour ne pas renouveler cet Accord entre l'OEB et l'INNORPI, en 2022, largement défavorable à la Tunisie. D'ailleurs, une étude réalisée par MST SIDA Tunis et ITPC-MENA révèle que trois parmi quatre brevets délivrés par l'INNORPI (N° de brevets tunisiens TN18129/TN18233/TN22965/TN19928) ne répondaient pas aux critères de brevetabilité. Il faut rappeler que pour « le Sofosbuvir, par exemple, aucune demande de brevet n'a été déposée en Tunisie notamment par Gilead. Ce qui a permis à la Tunisie d'acheter des versions génériques de sofosbuvir ou d'en produire localement » tel que mentionné par Pauline Londeix. En revanche, la Tunisie gagne à renforcer ses mécanismes d'opposition avant l'octroi du brevet et ce afin d'éviter l'existence d'un monopole injustifié selon Gaëlle Krikorian de l'Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux (IRIS, Paris). Il faut rappeler, à ce titre, que le brevet du sofosbuvir est contesté par une trentaine d'associations de 15 pays, dont Médecins Sans Frontières.
En termes de flexibilités, les licences obligatoires (Chapitre X, Articles 69 à 77) et les licences d'Office (Chapitre XI, Articles 78 à 81) sont prévues par la loi n°2000-84 du 24 Août 2000 et constituent des flexibilités très importantes à garder à disposition de l'Etat tunisien pour défendre la santé de ses citoyens en cas d'abus de droits ou de prix abusifs. L'épuisement international des droits (Article 6 de l'Accord sur les ADPIC/TRIPs) est couvert par les dispositions de l'Article 47 § (d). Quant à l'Exception Bolar (Article 30 ADPIC) elle consacrée par l'article 47§(e) qui permet au génériqueur de lancer les actes nécessaires aux autorisations de mise sur le marché mais dont l'exploitation commerciale ne peut commencer qu'à l'échéance du brevet. Dans cette optique, l'Etat tunisien a prévu dans l'Article 35 de la loi n°2000-84 du 24 Août 2000 de délivrer les brevets sans la garantie de l'Etat, au risque et péril du demandeur de brevet et a désigné les tribunaux tunisiens comme seules autorités compétentes en cas de différend (Art.39 et 61 de la même loi). L'article 22(nouveau) de la loi n°2008-32 du 13 mai 2008, parle de spécialité pharmaceutique ayant obtenu l'autorisation de mise sur le marché et parle de « médicament générique qui a la même forme pharmaceutique et la même composition qualitative et quantitative en principes actifs que la spécialité de référence dont la bioéquivalence avec cette dernière a été démontrée par les études de biodisponibilité appropriées ». Tout lien hypothétique avec les droits conférés par les brevets n'est nullement cité par ailleurs.
Les nouvelles négociations de l'ALECA visent à rendre extraterritoriales les dispositions relatives à la mise en place du Certificat Complémentaire de Protection (CCP) des brevets et de la Directive (UE) 2016/943 relative aux secrets d'affaires. Le Certificat Complémentaire de Protection (CCP) est une forme de prolongation de la durée de protection des brevets entre 5 à 7 ans selon le pays qui va au-delà de la durée de protection initiale qui est de 20 ans à partir de la date d'enregistrement du brevet. La législation tunisienne ne prévoit pas de dispositions similaires et n'offre pas ce système de protection complémentaire.
La Directive (UE) 2016/943 du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d'affaires) contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites (Texte présentant de l'intérêt pour l'EEE). Son article 2 dispose que « les entreprises, quelle que soit leur taille, accordent au moins autant de valeur aux secrets d'affaires qu'aux brevets et aux autres formes de droits de propriété intellectuelle. Elles utilisent la confidentialité comme un outil de compétitivité et de gestion de l'innovation dans la recherche dans les entreprises, et en ce qui concerne une large gamme d'informations, qui va des connaissances technologiques aux données commerciales telles que les informations relatives aux clients et aux fournisseurs, les plans d'affaires et les études et stratégies de marché. Les petites et moyennes entreprises (PME) accordent une importance encore plus grande aux secrets d'affaires et en sont encore plus tributaires. En protégeant ainsi ces divers savoir-faire et informations commerciales, que ce soit en complément ou en remplacement des droits de propriété intellectuelle, les secrets d'affaires permettent aux créateurs et aux innovateurs de tirer profit de leur création ou de leur innovation et sont dès lors particulièrement importants pour la compétitivité des entreprises ainsi que pour la recherche et le développement et pour les performances liées à l'innovation ». Selon cette directive et comme expliqué par Prajwal Nirwan[7] qui définit les secrets d'affaires comme suit : “On entend par ‘secret d'affaires' des informations qui répondent à toutes les conditions suivantes : * Elles sont secrètes en ce sens que, dans leur globalité ou dans la configuration et l'assemblage exacts de leurs éléments, elles ne sont généralement pas connues des personnes appartenant aux milieux qui s'occupent normalement du genre d'informations en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles, * Elles ont une valeur commerciale parce qu'elles sont secrètes, * Elles ont fait l'objet, de la part de la personne qui en a le contrôle de façon licite, de dispositions raisonnables, compte tenu des circonstances, destinées à les garder secrètes.” Ces secrets d'affaires complètent les droits de propriété intellectuelle classiques (Brevets et marques de fabriques et de commerce). Ils constituent une véritable bombe dissimulée par l'Accord sur les ADPIC/TRIPs dans son Article 39 relatif à la protection des renseignements non divulgués qui consacre cette dernière comme une nouvelle branche des droits de propriété intellectuelle à la fois indépendante du brevet et complémentaire. La Directive Européenne de 2016 vient servir l'extraterritorialité des secrets d'affaires. Cette bombe qui fera partir en éclats, sous le sceau du secret d'affaires, la nouvelle culture de transparence et les dispositions de : * la Constitution (articles 10, 12, 15[8], 20[9] et 130) de 2014 les nouvelles lois comme la loi n°2016-22 relative au droit d'accès à l'information, ou la loi de n°2017-10 relative à la protection des lanceurs d'alerte ; * les standards à minima tels que prévus par l'Accord ADPIC/TRIPs ne seront plus valables en raison des exceptions prévues par l'Article 24 de l'Accord du GATT, relatif aux Unions Douanières et aux Zones de Libre Echange. Ils seront insuffisants et devront être harmonisés sur des niveaux bien supérieurs ; * les résolutions des organisations onusiennes comme l'OMS qui recommande dans le draft de ses nouvelles résolutions EB144/CONF./5 Rev.1 lors de la 144ème Session du 1er Février 2019 [10] que sur la base des Déclaration de Doha 2001 et de Astana, les chefs d'Etats et les Gouvernements doivent œuvrer à mettre en place une couverture sanitaire universelle y compris contre le risque financier de protection, un accès aux soins essentiels de qualité et un accès effectif et aisé à des médicaments et vaccins essentiels de qualité pour tous (PP5). L'Accord sur les ADPIC/TRIPs devrait être interprété dans le cadre de la santé publique de manière à consolider le droit Etats Membres de protéger la santé publique et en particulier de promouvoir l'accès aux médicaments pour tous (PP14) ; * le droit interne comme la loi n°2016-22 relative au droit d'accès à l'information et la loi n°2017-10 relative à la protection des lanceurs d'alertes.
Caricature de Walid Abdelmoula
C'est ainsi que dans les pays européens, plusieurs demandes d'accès à l'information faites à certaines autorités sanitaires par la société civile et certains chercheurs indépendants, pour vérifier les données statistiques et cliniques afin de vérifier les allégations thérapeutiques revendiquées, ont été refusées par celles-ci dont l'affaire « Implant Papers » bloquant ainsi le droit de recours des tiers et proclamant l'immunité absolue des titulaires de brevets. Les prix réels seront couverts par le sceau du secret des affaires et les centrales d'achat comme la PCT devront acheter à des prix indécents sans la moindre possibilité de recours pour assurer la disponibilité de médicaments à des prix accessibles et raisonnables. Ni les autorités de santé, ni les tiers, ni même les magistrats n'auront le droit de garder une copie de ces dossiers couverts par le sceau du secret des affaires. Ces magistrats garants de la justice devront se satisfaire uniquement de les lire en présence des avocats de la firme pharmaceutique et de les rendre séance tenante.
J'ose espérer que le courant qui est actuellement en faveur de la protection totale, élargie et approfondie des brevets puisse mesurer l'importance des dégâts qu'il peut occasionner à un Etat aussi fragilisé par la crise de sa transition et à sa jeune industrie nationale. Il portera le fardeau de cette responsabilité à travers l'histoire de leur pays. Au terme de ce papier, je rappelle que les firmes pharmaceutiques internationales sont assez riches et suffisamment dotées pour se défendre seules et sans nulle autre personne dont le salaire provient du contribuable. A méditer !
*Dr Lassaâd M'SAHLI ; Pharmacien Clinicien, Pharmacoéconomiste, Chercheur en Droit, Consultant et Evaluateur National en Bonne Gouvernance des Médicaments auprès de l'OMS et Membre du Conseil de l'INLUCC.
[1] Lapointe et Richard, « L'HISTOIRE DES BREVETS ». [2] Le mot « Monopole » est d'origine grecque. Il est composé de Monos (seul) et Polein (vendre) [3] Agranat et Wainschtein, « The strategy of enantiomer patents of drugs ». [4] Almeida et al., « More Cash, Less Innovation ». [5] Les médicaments dont le chiffre d'affaires annuel est supérieur ou égal à milliard de dollars (US). [6] « Top 10 des médicaments les plus chers du Monde, sors ton portefeuille ». [7] « Trade Secrets ». [8] Article 15 : L'Administration publique est au service du citoyen et de l'intérêt général. Elle est organisée et agit conformément aux principes de neutralité, d'égalité et de continuité du service public, et conformément aux règles de transparence, d'intégrité, d'efficience et de redevabilité. [9] Article 20 : Les conventions approuvées par le Parlement et ratifiées sont supérieures aux lois et inférieures à la Constitution. [10] http://apps.who.int/gb/ebwha/pdf_files/EB144/B144_CONF5Rev1-en.pdf?fbclid=IwAR2g-HggWOFl0MrNEXJUg32IIK2VPwywYJIMwNGESCQrlf7qyLUsF-65lJ0