On l'a presque oublié ! Et puis voilà, quand il y a une crise aigüe qui secoue le pays, c'est vers le président de la République que le peuple se tourne. C'est ce que prévoit la Constitution dans les démocraties qui se respectent. Ça tombe bien, il y a bel et bien une crise politique en Tunisie avec cette loi votée le 18 juin 2019 par 124 députés (sur 217) taillée sur mesure pour exclure des candidats et dont les textes oscillent entre l'immoralité et l'anti-constitutionnalité. Béji Caïd Essebsi est appelé à la promulguer (ou pas) et, du coup, il revient en force sur le devant de la scène pour (re)devenir le personnage le plus important de la scène. Un rôle qu'il a toujours aimé jouer ! Quand il s'est présenté à la présidentielle en 2014, Béji Caïd Essebsi ne rêvait que d'une chose : compléter ce qu'a commencé son mentor le premier président de la République, le leader progressiste Habib Bourguiba. Sauf qu'il y a une différence de taille entre les deux, une différence d'époque et de Constitution. Quand il est arrivé à Carthage, Habib Bourguiba était le jeune président (54 ans) tout puissant aux prérogatives quasi illimitées, alors que Béji Caïd Essebsi est venu bien après sa retraite (88 ans) et la nouvelle Constitution limite drastiquement ses prérogatives. En dépit de ces deux « handicaps », Béji Caïd Essebsi a essayé d'être le président qu'il a toujours voulu être et ça a bien marché, un laps de temps, avec son premier chef du gouvernement Habib Essid. Quand ce dernier a voulu exercer ses véritables prérogatives, il s'est trouvé rapidement écarté. Béji Caïd Essebsi a beau avoir des prérogatives limitées, il avait encore en 2016, une belle force de frappe grâce à un bon lobbying à son service. Habib Essid est écarté et Youssef Chahed est arrivé. Un jeune fidèle parmi les fidèles du président. Béji Caïd Essebsi pensait pouvoir compter sur lui pour qu'il puisse être le président qu'il a toujours voulu être, c'est-à-dire « lui décide, les autres exécutent ». Erreur de casting, le nouveau chef du gouvernement n'était pas de cette trempe là.
Ambitieux, patriote, Youssef Chahed a rapidement « tué le père » en se basant sur la nette volonté de respecter la Constitution et les prérogatives que celle-ci lui accorde. Une philosophie sans appel. Youssef Chahed a affronté avec beaucoup de courage Béji Caïd Essebsi et son fils Hafedh, patron de leur parti Nidaa Tounes. Les velléités de ce dernier de placer ses hommes (parfois incompétents) dans différents postes de l'Etat ou de se préparer pour prendre la place de son père, sont toutes tombées à l'eau grâce, ou à cause, de la fermeté de Youssef Chahed. Une fermeté qui va jusqu'à la déclaration de guerre avec l'arrestation du tout puissant ami de Hafedh Caïd Essebsi, Chafik Jarraya en mai 2017. La crise politique atteint son apogée à l'été 2018 avec la décision des Caïd Essebsi d'écarter ce fils spirituel insolent, ingrat et désobéissant. Ils annoncent le Pacte de Carthage II dont l'objectif unique est de faire remplacer Youssef Chahed. Échec sur toute la ligne grâce, ou à cause, du soutien apporté par les islamistes d'Ennahdha au chef du gouvernement avec toujours le même prétexte, le respect de la Constitution et l'intérêt supérieur de l'Etat. Béji Caïd Essebsi abdique rapidement car le prétexte est, pour lui, sans appel. Il a toujours répété à la majorité des personnes qu'il a rencontrées qu'il tenait religieusement au respect de la Constitution et la construction démocratique. Il fallait que ses paroles soient accompagnées par des actes et, à ce propos, l'Histoire inscrira que Béji Caïd Essebsi n'a jamais violé cette Constitution, malgré toutes les contradictions qu'elle contient. Cette abdication dans la guerre fratricide avec Youssef Chahed n'a cependant pas fait oublier à Béji Caïd Essebsi son objectif premier qui est de marquer l'Histoire en complétant l'œuvre de Bourguiba. Son projet consiste à faire voter une loi établissant l'égalité de l'héritage. Pour réaliser les choses dans les règles de l'art, il a créé une commission ad hoc (Colibe) présidée par Bochra Belhaj Hmida. Les propositions de la Colibe ont été émises, le président les a approuvées et annoncées avec beaucoup de fierté. Voilà donc avec quoi il va achever son mandat et s'inscrire dans l'Histoire dans la parfaite continuité de Habib Bourguiba. C'était cependant sans compter le machiavélisme d'Ennahdha qui n'a pas spécialement envie de faire passer une loi si polémique et contraire, aux yeux des radicaux, à la chariâa. C'était aussi sans compter la passivité de son « fils spirituel » Youssef Chahed qui n'a jamais défendu ce projet de loi, ni même s'est prononcé dessus, à l'exception d'une maigre déclaration où il dit avoir approuvé le projet avant de le transmettre au parlement. Pourtant, tel qu'on le connait, il est bien progressiste et égalitariste. Sauf que la real politik exige qu'il n'ait pas envie de se mettre à dos les islamistes, ni d'offrir un cadeau à celui qui voulait l'éjecter. La loi est « enterrée », Béji Caïd Essebsi s'est donc retrouvé cloitré à Carthage sans rôle majeur tout au long de ces derniers mois, résigné devant des prérogatives limitées imposées par une Constitution qu'il tient à respecter.
Aussi limitées soient ces prérogatives, cependant, elles offrent quand même un rôle majeur au président de la République. C'est à lui que revient la signature des lois et c'est à lui de trancher, surtout en l'absence d'une cour constitutionnelle, quand il y a un différend entre les camps politiques. Président de tous les Tunisiens, censé les défendre tous dans leur droit en strict respect de la Constitution, voilà qu'on va faire maintenant appel à lui pour exercer pleinement ses prérogatives et ses promesses. Ses adversaires ont cru l'avoir enterré à Carthage, voilà qu'il renaît de ses cendres au Bardo. La loi votée le 18 juin 2019 suscite une grosse polémique dans le pays. Jugée anticonstitutionnelle et immorale par beaucoup, elle fait aujourd'hui la une de l'ensemble des médias tunisiens et de plusieurs médias étrangers. On parle carrément d'un retour à la dictature, vu qu'elle a été taillée sur mesure pour exclure les candidats favoris dans les sondages. Pire, elle viole un principe de droit essentiel avec sa rétroactivité. Une des principales victimes de cette loi, Nabil Karoui fondateur de Nessma TV, associé dans cette télé avec Silvio Berlusconi, et un des principaux soutiens de Béji Caïd Essebsi depuis 2011. Le président de la République a une sympathie particulière pour cette chaîne et un amour particulier pour Nabil Karoui. C'est via Nessma qu'il est revenu sur la scène politique en 2011. C'est à Nessma qu'il a donné ses principales interviews télévisées quand il a fondé Nidaa, mais aussi quand il est devenu président. Quand Nessma a eu des couacs avec l'autorité de régulation Haica à l'été 2018, il n'a pas hésité à lui accorder une interview exclusive alors que la chaîne est devenue théoriquement pirate. Quand la même Haica a saisi le matériel de Nessma, à la veille de la discussion de la loi de l'exclusion, Béji Caïd Essebsi a rapidement accordé une audience pour écouter les doléances de Nabil Karoui.
Après le vote de la loi polémique, Béji Caïd Essebsi est (re)devenu le personnage principal de l'Etat. Le président aux prérogatives limitées qui ne sert à rien est devenu soudain le président sans qui rien ne peut se faire. Miracle ! Béji Caïd Essebsi tient là sa revanche contre Ennahdha et contre Youssef Chahed, le tout dans la stricte application de la Constitution et du Droit ! Et en matière de droit, l'avocat qu'il est, il en connait un rayon ! Il peut même se permettre le luxe de mettre à l'épreuve les nerfs des « parrains » de cette loi, rien qu'en jouant la montre. Parmi les points sur lesquels peut se baser le président de la République, l'anti-constitutionnalité de la loi. Nul n'a le droit d'empêcher un citoyen de candidater, sauf s'il y a une décision juridique. Or la nouvelle loi donne ce pouvoir à l'Isie dont le rôle premier est technique et non juridique. L'Isie n'a pas à juger si tel discours est haineux ou pas ou si tel acte est contraire aux principes des Droits de l'Homme ou pas. Cette phrase est tellement bateau qu'elle peut être appliquée à tous ceux qui défendent la Chariâa dont plusieurs textes sont contraires aux principes des Droits de l'Homme. Ce ne sont certainement pas les membres de l'Isie qui ont les compétences nécessaires pour faire ce type de jugements. La loi exige un quitus fiscal et un Bulletin numéro 3 vierge. Quand bien même Nabil Karoui (ou Olfa Terras ou Abir Moussi) aient des casseroles fiscales, ceci ne les empêchera pas pour autant d'obtenir le quitus en question. Car le quitus est accordé à tous ceux qui déposent leurs états financiers dans les délais. Quant au B3, tous ceux visés par la nouvelle loi n'ont pas d'antécédents judiciaires d'ordre pénal. La nouvelle loi exige que les candidats n'aient pas enfreint la loi relative à la publicité politique durant l'année précédant la candidature à la présidentielle. Or il s'agit là d'une loi rétroactive, antidémocratique, anticonstitutionnelle et contraire aux principes des Droits de l'Homme. On ne peut pas condamner quelqu'un pour un fait commis sur la base d'une loi promulguée après le fait. Idem concernant la déclaration des biens à l'Inlucc. Certains futurs candidats n'étaient pas concernés par le dépôt de leurs déclarations et n'avaient donc pas à le faire. A moins que l'Inlucc ouvre de nouveau ses portes pour le dépôt des déclarations, on ne voit pas trop comment les candidats vont pouvoir être en conformité avec ce point rétroactif par excellence. L'autre anti-constitutionnalité et violation des principes de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme est l'atteinte à la liberté d'expression votée dans cette loi. On exige des candidats le respect des principes démocratiques et les principes de la Constitution. Or, il appartient à tout un chacun de donner son avis et de se montrer opposé à ces principes, d'autant plus que la Constitution tunisienne est truffée de contradictions et de textes polémiques. Le président de la République lui-même a déclaré que cette constitution doit être modifiée ! Rien que cette atteinte à la liberté de penser des candidats devrait inciter Béji Caïd Essebsi à ne pas promulguer cette loi. Enfin, il est bon de souligner que le président de la République est sensible aux avis de certains leaders d'opinion tunisiens et internationaux, ainsi qu'aux grandes organisations nationales. Les éditorialistes et chroniqueurs vedettes de la presse nationale, ce matin du mercredi 19 juin 2019, sont quasi unanimes pour crier au scandale. Idem pour la centrale patronale Utica et la centrale ouvrière UGTT qui ont manifesté, via des communiqués publics, leur désapprobation de cette loi. Quant à la presse internationale, on ne compte plus les titres de ce matin qui dénoncent ce qui se passe en Tunisie.
Revanche, respect de la Constitution, application des prérogatives, sauvegarde de la démocratie naissante, préservation de l'image, Béji Caïd Essebsi a un bon nombre de raisons crédibles pour dire NON aux 124 députés intéressés qui cherchent à exclure, par la loi, ceux qui les concurrencent sérieusement. Depuis son élection en 2014, jamais Béji Caïd Essebsi n'a eu un rôle aussi déterminant sur la scène nationale ! Il ne demandait pas plus !