Le peuple a dit son mot. Fin de l'histoire. Le temps n'est plus aux pleurnicheries, il est désormais aux leçons à tirer et elles sont nombreuses. Vouloir changer le peuple, l'accuser d'avoir foiré son coup, d'avoir mal choisi, d'être tombé la tête la première dans le piège des populistes et de n'avoir rien compris, c'est se mettre, encore une fois, le doigt dans l'œil. Et l'enfoncer très profondément cette-fois-ci. C'est n'avoir – encore une fois – rien compris du tout.
Le peuple, du moins ceux qui sont sortis voter, a choisi deux candidats pour le moins perturbants. Un accusé de blanchiment, au passé trouble et aux déclarations encore plus troubles, qui fait sa campagne derrière les barreaux. Et, en première position, un juriste austère, qu'on ne comprend pas et dont les apparitions médiatiques sont aussi rares qu'une éclipse totale le 29 février d'une année bissextile. Ce peuple-là a choisi des candidats qui n'ont pas fait leur campagne de manière classique dans les médias, n'ont pas participé aux interminables interviews journalistiques et ne se sont pas livrés aux habituels jeux de ping-pong avec des journalistes avides de scoops et de bourdes. C'est que ce peuple-là, ne supporte plus ses médias autant qu'il vomit ses politiques. Les deux sont certainement aussi fautifs les uns que les autres. A force de trop vouloir chercher le scoop, de faire de l'audimat, de gagner en visibilité, de se laisser guider par ses émotions et convictions profondes et suivre de grands modèles inapplicables dans notre petit pays, les médias aussi ont foiré leur coup. Ils ont refusé de comprendre le peuple tel qu'il était et ont plutôt préféré lui donner des leçons. Pour qui il doit voter, sur quelle base voter et pourquoi voter. Journalistes, après d'interminables et éreintantes journées de travail, nous n'avons nous-mêmes plus envie de parler politique, d'évoquer des analyses à faire dormir debout le plus farouche des auditeurs, de ne plus voir nos têtes dans les postes de télé et de ne plus lire une seule ligne d'info. Que dire alors des citoyens qu'on accuse à longueur de journée de n'avoir rien compris, de suivre des populistes et de ne pas être suffisamment intelligents pour savoir choisir d'eux-mêmes.
La spirale infernale a fait que les médias croient encore avoir le pouvoir d'influencer alors que le peuple, lui, ne souhaite plus être influencé. Il ne veut plus qu'on choisisse à sa place. On aura beau dire que tel candidat débite des insanités, que c'est un menteur invétéré, prouver simplement qu'il raconte des utopies irréalisables, les citoyens n'entendront que ce qu'ils auront envie d'entendre. Les cas Seifeddine Makhlouf et Lotfi Mraihi en sont de parfaits exemples. On aura beau leur dire que le premier n'est candidat à la présidentielle que pour parasiter le scrutin et que le deuxième est un utopiste, déconnecté de la réalité et avec un projet de société dangereux, ils n'écouteront rien. Encore une fois, tout – ou presque – ce qui sortira de la bouche d'un journaliste n'inspirera aucune confiance, sera sujet à méfiance et très souvent immédiatement rejeté. La spirale infernale a fait que les médias, dans leur sacrosaint devoir d'informer, se sont pris pour Dieu tout puissant, ont fait jouer leurs pleins pouvoirs pensant pouvoir agir sur le choix du peuple et créer le peuple qu'ils souhaitaient. Animés souvent de grands idéaux, se sentant responsables de l'avenir du pays et portant, sur leurs épaules, un lourd fardeau, ils pensaient avoir le pouvoir. Le peuple leur a donné une claque. Ils ne l'avaient pas. Pas de cette manière en tout cas. La spirale infernale a fait aussi que les politiques auront beau présenter des programmes fantastiques, des projets de réforme ambitieux et des idées novatrices qui propulseront le pays et le feront sortir du marasme, le peuple ne veut plus en entendre parler. Plus jamais de promesses non tenues, de crises politiques qui entrainent tout un pays, de président qui favorise sa famille au détriment de ceux qui l'ont élu, de députés absentéistes qui se chamaillent comme des enfants dans une cour de récré et de chef de gouvernement aux pratiques troubles et au bilan sombre.
Pendant ce temps-là, Kaïs Saïed mène son petit bout de chemin sans avoir besoin de s'expliquer ou de se justifier sur son absence de programme. Il évite les médias (du moins locaux), demande des interviews arrangées, parle peu et dans un langage incompréhensible. Le peuple lui mangerait presque dans la main. Le Messie, le Sauveur, le Prophète est là pour sortir le pays de ce gouffre dans lequel ceux qui y étaient avant l'ont plongé. Il n'a pas besoin de parler au peuple, le peuple parle à sa place. Kaïs Saïed est une sorte de fourre-tout dans lequel les citoyens placent leurs rêves les plus fous et leurs fantasmes les plus inavouables. Toutes les sensibilités y trouvent refuge. Le candidat est atypique, on ne connait rien du monsieur et tant qu'il restera aussi mystérieux, il pourra réunir et satisfaire tout ce beau monde. Kaïs Saïed n'a pas besoin de parler, il ne doit pas le faire. Ceux qui l'adulent peuvent tout mettre à son compte et le placer dans le camp qui leur convient. Le jour où il parlera vraiment, où il s'essaiera au pouvoir, il sera un homme comme les autres, un président comme les autres et il décevra à coup sûr.
Pendant ce temps-là, Nabil Karoui incarcéré depuis très exactement un mois, continue de faire sa campagne derrière les barreaux. Ses ambassadeurs de ne sont pas des moindres. Une épouse dévouée et au charme indiscutable le défend toutes griffes dehors. Un ancien ministre aux compétences avérées et au charme indiscutable le défend corps et âme. Il aura réussi le coup de maître de permettre au peuple de connaitre à l'avance le nom de son futur chef du gouvernement alors que l'adversaire en face joue encore aux vierges timorées, qui a trop peur de se mouiller. De quelle égalité des chances vous parlez ?