Fin de la récréation ! Les dés sont jetés et les Tunisiens ont élu leurs députés et leur président. Place aux choses sérieuses, à savoir la formation d'un nouveau gouvernement. La tâche est loin d'être aisée, tenant compte du nouveau patchwork parlementaire où aucune entité ne possède une majorité lui permettant de former une nouvelle équipe gouvernementale. A la suite des élections de 2011, le mouvement Ennahdha a décroché 89 sièges, et il a formé le premier gouvernement, dirigé par Hammadi Jebali, ensuite le deuxième gouvernement mené par Ali Laârayedh. Après l'échec des deux gouvernements, la prolifération du terrorisme et le dépassement du délai d'un an fixé pour l'achèvement de la Constitution par l'ANC, un troisième gouvernement d'union nationale issu du dialogue national a vu le jour. Ce gouvernement de technocrates chargé de la gestion des affaires courantes avait pour mission d'organiser les nouvelles élections. En 2014, les premières élections ont eu lieu, et le parti Ennahdha n'a obtenu que 69 sièges, contre 86 pour Nidaa Tounes, parti fondé par l'ancien président Béji Caïd Essebsi. Des résultats qui traduisaient l'échec d'Ennahdha dans la direction du pays. C'est dire que les 3 ans au pouvoir l'ont usé, et le peuple a accordé sa confiance au "courant progressiste", qui serait selon lui, capable de sortir le pays du gouffre de l'ère de la Troïka.
En gros, comme le code électoral et le mode du scrutin ne permettent à aucun parti d'avoir une majorité absolue, Nidaa Tounes et Ennahdha ont été contraints à s'allier afin de pouvoir gouverner. Durant tout le quinquennat, la scène politique a connu plusieurs changements ayant abouti à la dissolution de Nidaa Tounes qui fût déchiqueté en plusieurs partis satellites. Le mouvement Ennahdha a, également, perdu de ses bases à cause de son alliance avec Nidaa Tounes, mais aussi à cause du bilan chaotique du gouvernement sur les plans économique et social. Tous les facteurs réunis se sont répercutés directement sur les résultats des élections de 2019 : Un parlement en patchwork hétérogène, avec en tête le mouvement Ennahdha avec 52 sièges, suivi par Qalb Tounes, parti fondé en trois mois par Nabil Karoui, avec 38 sièges, le parti Attayar de Mohamed Abbou avec 22 sièges, la Coalition Al Karama de Seifeddine Makhlouf avec 21 sièges, le PDL de Abir Moussi avec 17 sièges, le Mouvement Echaâb avec 16 sièges et Tahya Tounes, parti du chef du gouvernement Youssef Chahed avec 14 sièges, pour ne citer que les plus importants. Une configuration inédite certes, mais qui doit être en mesure de former le nouveau gouvernement.
Conformément aux dispositions de la Constitution, aujourd'hui le mouvement Ennahdha doit former le nouveau gouvernement. Une mission qui est loin d'être simple. Avec ses 52 députés, le mouvement islamiste doit forcément parvenir à établir des alliances. Or les partis représentés au nouveau parlement, ne se disent pas tous prêts à coopérer ensemble. Outre la Coalition Al Karama, aucune autre partie n'a fait part de sa disposition à collaborer sans conditions avec le mouvement Ennahdha. Al Karama a d'ailleurs assuré qu'elle n'était pas prête à collaborer avec certaines entités comme le PDL ou Qalb Tounes. Le parti Attayar, s'est exprimé à travers la déclaration ironique de Mohamed Abbou qui avait indiqué qu'il était prêt à faire partie du gouvernement si on lui accorde les ministères régaliens, une condition impossible à satisfaire. La proposition du mouvement Echaâb va encore plus loin, en proposant Safi Saïd comme chef de gouvernement ainsi que l'application de son programme. Quant à Abir Moussi, elle reste fidèle à son positionnement et refuse tout alliance avec le mouvement islamiste. Une position partagée par Qalb Tounes qui a assuré qu'il restera dans l'opposition, sans pour autant bloquer les projets qui respectent son programme, notamment, tous les points touchant à la lutte contre la pauvreté. Même le parti Tahya Tounes de Youssef Chahed a affirmé qu'il sera dans l'opposition et se conformera à la volonté du peuple qui ne lui a accordé que la 7ème place.
Ainsi, et malgré la complexité de la situation, Ennahdha doit quand même choisir un chef de gouvernement capable de former une équipe et d'obtenir une majorité parlementaire. D'ailleurs, pas plus tard qu'aujourd'hui, le chef du mouvement, Rached Ghannouchi a indiqué que les concertations sont en cours, précisant que la réunion du conseil de la Choura se fera probablement ce weekend. Dans ce contexte, le président du Conseil de la Choura d'Ennahdha, Abdelkarim Harouni, a déclaré que le président du mouvement, Rached Ghannouchi, fraîchement élu député au parlement, est le candidat naturel du parti pour la présidence du gouvernement. « Selon notre règlement intérieur, Rached Ghannouchi est le candidat naturel d'Ennahdha à la présidence du gouvernement comme ce fut le cas lorsque la question de sa candidature à la présidence de la République avait été posée ou aussi celle à la présidence de l'Assemblée. Cette question sera donc débattue d'ici la fin de la semaine lors du conseil de la Choura. Et le président du mouvement doit exprimer sa position sur cette question ou proposer un candidat ».
Une hypothèse qui a créé la surprise d'un bon nombre d'observateurs, puisque deux jours avant l'élection présidentielle, Rached Ghannouchi avait indiqué: « le chef du gouvernement sera d'Ennahdha, mais nous pouvons choisir une personnalité indépendante. Former ce gouvernement ne sera pas facile et tant de complications resurgiront car il s'agit d'une formation constituée de plusieurs partis et d'indépendants. C'est une question cruciale, difficile et pénible ».
Bien évidemment, les tractations s'avèrent difficiles, mais la victoire de Kaïs Saïed à la présidence de la République peut avoir un impact sur le choix du prochain chef du gouvernement, dans la mesure où le nouveau chef de l'Etat a réussi à réunir plus de 72% des électeurs derrière lui, un résultat qui lui confère une grande légitimité. D'autant plus qu'il aura à désigner lui-même, un chef du gouvernement, si le candidat du parti vainqueur des législatives échoue dans l'obtention de la confiance du parlement.
Le dilemme est grand et les enjeux le sont encore plus. Toujours est-il, la formation d'un gouvernement d'union nationale présidé par un indépendant peut s'avérer une solution plausible au casse-tête chinois qui s'offre au mouvement Ennahdha. Outre le fait qu'il puisse jouir d'une majorité parlementaire, il permettra à Rached Ghannouchi d'éviter de se confronter à la responsabilité de gouverner, tenant de l'échec qu'il a essuyé durant les trois années de la Troïka. En tout état de cause, les prochains jours seront certainement riches en rebondissements, et les Tunisiens se sont toujours montrés capables de parvenir à des solutions, même aux situations les plus ambiguës. La question qui se pose désormais est de savoir à quel prix ?