Depuis Néron l'empereur romain du début de l'ère chrétienne, en passant par le Moyen âge et ses institutions inquisitoires jusqu'à l'ère moderne et les différentes dictatures d'inspiration communiste ou libérale, le point commun qui réunit tous ses systèmes, toute proportion gardée, c'est ce qu'on peut appeler « la politique du pire ». La politique du pire consiste, de manière sommaire, à accepter le pire en reportant l'amélioration à plus tard. Si le sacrifice que cela suppose est indiscutable, il demeure néanmoins que l'amélioration n'est en aucun cas garantie. Donc appliquer la politique du pire n'a de certain que le pire. Or, ce que nous entendons dans le nouveau discours des dirigeants de Ennahdha, c'est l'emploi d'une « novlangue » qui vise à maîtriser le présent pour pouvoir contrôler l'avenir. C'est ce changement de paradigme basé sur l'idée selon laquelle, les Tunisiens doivent accepter le pire pour pouvoir espérer une amélioration de leurs conditions de vie dans le futur qui représente l'ultime manipulation avant le chaos.
Rarement Ennahdha ne s'était trouvée au pied du mur comme elle l'est aujourd'hui, contrainte de choisir entre une mutation douloureuse vers l'Etat de droit au risque d'y laisser des plumes et la descente dans le précipice de la politique du pire avec l'espoir d'un miracle qui la sauverait des sanctions populaires et/ou judiciaires.
L'autisme politique chez le mouvement Ennahdha suit une trajectoire déjà connue dans les systèmes autocratiques et qui consiste à congédier l'histoire pour imposer la dictature du présent sous les coups de butoir de la propagande médiatique. Avec un amplificateur tel que les réseaux sociaux et l'armée électronique dont dispose ce mouvement, la stratégie consiste à reconduire une formule politique qui a amplement échoué en la présentant comme une étape nécessaire avant d'espérer une hypothétique amélioration. Pour ce faire Ennahdha s'appuie, comme par le passé, sur deux axes principaux :
1.Faire du nouveau avec du vieux, mutatis mutandis, en appliquant la même stratégie dite de « consensus » qui consiste à tout changer pour que rien ne change. Elle procède par clientélisme et son corollaire, l'opportunisme, pour impliquer des pans entiers de la « classe politique ». Elle dispose pour cela de sérieux atouts à commencer par la cohorte d'arrivistes, de malfrats et de populistes, tous prêts à jouer le jeu par simple opportunisme qui ne tient compte, aucunement de l'intérêt général. Les négociations souterraines avec Qalb Tounes en échange de services tout en faisant des déclarations contraires ne trompent plus personne. Ennahdha peut aussi compter, comme par le passé, sur son allié objectif Tahya Tounes et les opportunistes de tous poils dont regorge ce néo-parti qui a fait de la politique d'infiltration et d'intimidation à la RCD la substantifique moelle de sa stratégie de pouvoir. Comme Ennahdha peut compter sur le parti crypto-islamiste appelé Karama pour compléter le tableau qui sera garni de quelques indépendants à qui on fait miroiter quelques portefeuilles. Cela est en parfaite consonance avec la conception qu'Ennahdha a de l'Etat qui n'est rien qu'un lot d'avantages et de privilèges à distribuer à des personnes prêtes à toutes les compromissions.
L'image qui conviendrait pour décrire la situation dans laquelle se trouve Ennahdha aujourd'hui est celle d'un bateau chargé avec un butin entassé de la cale jusqu'à la proue et qui commence à prendre l'eau de toute part. Même le « roi » à bord est contesté par ses lieutenants. Cela nous rappelle la fameuse scène dans l'œuvre de Shakespeare « La Tempête » quand, au milieu de la tempête le capitaine du navire refuse de recevoir les ordres d'Alonso roi de Naples, lui disant que votre royauté ne vous est d'aucun secours au milieu de cette tempête, et la vie d'un simple matelot vaut bien la vôtre. Pour Ennahdha, c'est aussi une question de survie. Sauve qui peut ! A moins que la cohorte d'arrivistes susmentionnée, ne coure à son secours sous un tas d'arguments fallacieux, manifestant ainsi l'ultime forme de servitude volontaire dont les composantes sont coutumières.
2.La politique de la terre brulée : ce que nous pouvons retenir des dernières élections sans trop nous tromper, c'est la volonté d'une majorité des votants souhaitant voir davantage de transparence dans la gestion des affaires publiques et la fin de l'impunité. Or, ces deux demandes sont antinomiques avec la politique entreprise par Ennahdha et ses alliés depuis au moins huit ans. Se trouver dans la posture de Ben Ali selon laquelle soit le pouvoir soit la prison est au fondement de cette tentation de la politique de la terre brulée. De plus en plus de voix s'élèvent aujourd'hui, y compris au sein du mouvement islamiste lui-même, pour affirmer que la corruption, le clientélisme, l'enrichissement illicite y ont atteint des niveaux suffisamment graves, qu'il devient inévitable d'accepter la mutation et d'en payer le prix au lieu d'avancer dans cette voie sans issue, celle de la fuite en avant, vers l'inconnu.
A défaut de retenir les leçons de l'Histoire, et le nombre incalculable de situations similaires dont on connait l'issue d'avance, la sagesse populaire nous apprend qu'il est parfois plus raisonnable de perdre une partie que de courir le risque de tout perdre. La véritable négociation ne doit pas avoir pour objet la distribution des portefeuilles. La négociation doit porter d'abord sur les modalités de gestion de la mutation d'une démocratie formelle, celle que dénonce Amartya Sen, vers une démocratie institutionnelle, celle de l'Etat de droit et la fin de l'impunité qui tient compte de la prépondérance de l'Homme et de la Planète comme les premiers et les derniers des objectifs.
Ennahdha peut encore tergiverser, manipuler, faire toutes les combines dont elle est coutumière, mais elle ne fera que retarder l'échéance quant à l'avènement de cet Etat de droit, tout en risquant de payer le prix fort le jour venu. Allait-elle continuer à incarner un « système » inopérant, corrompu et dangereux, ou oserait-elle faire l'inévitable mutation vers l'Etat de droit ? Tout porte à croire que Ennahdha préfère le statu quo à la mutation.
La main tendue par les partis Echaab et Tayyar vise à aider Ennahdha à prendre une décision courageuse dans l'intérêt aussi bien de la Tunisie que celui d'Ennahdha. Au lieu de se trouver prise entre Charybde et Scylla, Ennahdha peut embarquer sur le navire de l'Etat de droit et tourner le dos à un « système » qui a atteint ses limites et qui est en train de la mener vers l'abîme. Elle sera secouée, inquiétée et même punie, mais il est plus sage de faire comme le roi Alonso, d'accepter les règles de navigation que de se battre contre vents et marées. Inutile de leur rappeler le vieil adage de Sénèque : il ne peut y avoir de vent favorable à celui qui ne connait pas sa destination. Il est bon, en revanche, de rappeler qu'en acceptant les règles, et en suivant les recommandations du personnel de navigation, en l'occurrence Echaab et Tayyar, le roi Alonso de retour de Tunis où il a marié sa fille Claribel au Prince local, a réussi à sauver sa vie et celle de tous ses compagnons.