La phrase de Hamadi Jebali est toujours aussi culte et sera inscrite dans les livres d'histoire comme le jour où un chef de gouvernement en exercice s'est interrogé, devant les médias, « où était le gouvernement ? ». De même que l'image d'une Abir Moussi qui s'assoit dans le siège du chef du Parlement Rached Ghannouchi et bloque la séance plénière, sans que ce dernier ne daigne pointer son nez…et s'imposer. Rached Ghannouchi a enfin obtenu le poste tant convoité de chef du gouvernement. Il est devenu « le président de tous les Tunisiens ». Le président du Parlement, à la tête du bloc parlementaire majoritaire et au pouvoir. Il peut enfin assumer de tirer les ficelles en public et décider du nom du chef du gouvernement ainsi que de la composition de son équipe sans avoir à se cacher. Il est au pouvoir, il l'a mérité et il a réussi à l'obtenir. Mais ce pouvoir a un goût amer. En plus d'être une victoire nuancée qui n'est finalement que celle du « moins pire », du moins mauvais de tous et de ceux qui s'en sortent un petit peu mieux que les autres, cette victoire est une lame à double tranchant. Rached Ghannouchi au Parlement sera peut-être la consécration de la carrière entière du grand cheikh et son plus beau cadeau de retraite. Elle sera, aussi, la preuve que Rached Ghannouchi n'aura été que du vent.
Le grand manitou d'Ennahdha, celui qui a longtemps tiré les ficelles et représenté l'autorité suprême du grand parti islamiste est-il à la hauteur de la tâche ? Pour l'instant, il ne l'est visiblement pas. Aux premières crises que l'Assemblée a connues, Rached Ghannouchi s'est montré incapable de tenir le cap et de jouer son rôle de modérateur. Séance inaugurale houleuse, sit-in des élus de l'ARP, Rached Ghannouchi, pourtant président du Parlement, s'est montré d'abord discret ensuite littéralement absent. Le chef d'Ennahdha n'aura même pas été capable de rétablir l'ordre dans son parlement et de trouver une issue honorable aux enfantillages des députés dans l'hémicycle.
Les communiqués publiés par le bureau de l'ARP en sont une autre preuve. Trois communiqués successifs en 1h30 pour ne fâcher personne et pour jouer la carte de la prudence. D'abord on prend parti pour Abir Moussi et ses députés, ensuite pour les députés d'Ennahdha et après on appelle tous les députés, sans exception, à faire la paix les uns avec les autres. Autrement dit, on commence à prendre position en faveur du PDL et on fait volte-face pour mettre une bonne couche de flou et ne pas avoir à assumer une véritable prise de position. De ce grand flou artistique, Abir Moussi aura eu l'intelligence de déchiffrer et de prendre ce qui lui plaisait en n'accordant que peu d'importance au reste. Elle est même allée jusqu'à exploiter la situation pour souligner la confusion qui règne au bureau de l'ARP et envoyer un huissier notaire pour mettre en garde Rached Ghannouchi. Ce dernier n'a toujours pas réagi et ne sera certainement pas de taille à le faire.
Alors qu'il a été longtemps idéalisé et présenté comme la carte gagnante du parti islamiste, Rached Ghannouchi a perdu aujourd'hui de sa superbe. Le chef spirituel d'Ennahdha n'est finalement qu'un homme embourbé et incapable de faire face aux situations de crise. S'il a réussi, pendant des années, à maintenir un certain équilibre au sein de son parti et à garder la main sur les plus grandes décisions, il n'aura pas eu le pouvoir de garder ce parti aussi soudé qu'il l'était ni de le préserver de l'exercice du pouvoir. Oui, car ne nous leurrons pas. Si Ennahdha est aujourd'hui le parti majoritaire, ce n'est pas qu'il a prouvé être un parti puissant, c'est uniquement car il a réussi à profiter de la nullité des autres et du vide qu'ils ont instauré. Ennahdha a, en effet, perdu la bataille de la présidentielle et son poulain Abdelfattah Mourou n'aura même pas passé le premier tour. Il a aussi gagné de justesse la bataille des législatives en récoltant de moins en moins de sièges, élection après élection.
Dans les faits, quelles compétences reconnait-on réellement à Rached Ghannouchi ? On avait évoqué son nom brièvement à la présidence de la République, mais il a préféré sacrifier Abdelfattah Mourou à cette bataille perdue d'avance. On avait entendu son nom avec insistance à la primature, mais cette idée était tellement folle que lui-même n'y avait pas cru. Rached Ghannouchi au Parlement n'aura été finalement que le meilleur moyen de se brûler les ailes et de prouver à tous que l'homme n'est, et ne sera pas, à la hauteur de la tâche. Rached Ghannouchi n'aura été finalement que le fantasme d'un homme fort et puissant dans lequel les islamistes auront placé leurs plus grands espoirs mais aussi leurs espoirs les plus fous…