Trois mois après les élections, le gouvernement est enfin constitué. Ou pas. On ne sait plus rien. Il a fallu une quinzaine de jours pour que les Algériens forment leur gouvernement après les élections, mais pour nous (première véritable démocratie du monde arabe, se pavanent-ils), on ne sait toujours pas si notre gouvernement est finalisé ou pas. Il y a trop d'enfantillages, trop d'incertitudes, trop d'égoïsme, trop d'égocentrisme, trop d'intérêts de l'individu avant l'intérêt du parti et trop d'intérêts du parti avant l'intérêt de la patrie. Plus haut au sommet de l'Etat, à Carthage, nous avons un Kaïs Saïed qui manipule bien l'opinion avec sa véritable fausse candeur au point de s'approprier des prérogatives constitutionnelles que la Constitution ne prévoit pas. L'incertitude est de mise pour ce début d'année 2020 (bonne année à tous !), aussi bien en Tunisie qu'ailleurs dans le monde, à commencer par la Libye.
A l'exception de la chronique hebdomadaire de Karim Guellaty (qui devrait revenir cette semaine de vacances), la ligne éditoriale de Business News s'interdit l'actualité internationale. Nous préférons d'abord balayer devant nos portes et bien nous occuper de notre actualité. A la rédaction, nous nous sommes cependant interrogés si la crise libyenne, voire la guerre libyenne, est une affaire nationale ou internationale ? L'adage dit « quand la France éternue, le Maghreb s'enrhume ». On devrait s'en inspirer pour dire « quand la Libye a la fièvre, ses voisins ont la grippe ». Le problème libyen n'est pas un problème libo-libyen, c'est aussi un problème tunisien. C'est une évidence, notre voisin de l'Est se prépare au pire et le pire c'est la guerre. Ce pays suscite trop de convoitises allant de la Russie aux Etats-Unis en passant par la France et la Turquie. Où en sommes-nous de cette hypothétique future guerre, quelle est notre position, que doit-on faire ou pas faire, que devons-nous préparer et comment ? En la matière, il y a trois attitudes à adopter face aux deux (ou plus) camps libyens qui s'opposent. La plus candide est celle de « embrasse ton frère et fais une prière pour le prophète (هيا بوس خوك و صليو على النبي)». Il y a l'attitude américaine qui est d'être ami avec les deux parties, servir les deux parties et se positionner ensuite derrière celle gagnante pour en tirer le meilleur profit. Et il y a l'attitude suisse qui est de rester ami avec tout le monde tout en prenant ses distances avec tout le monde. La Tunisie a très souvent adopté cette dernière stratégie, et cette politique lui a fait épargner plein de soucis. Bourguiba n'est plus, Ben Ali n'est plus, Caïd Essebsi n'est plus, paix à leurs âmes.
Il faudrait admettre cependant que cette attitude à la suisse, aussi sensée soit-elle, est difficilement applicable avec un voisin avec qui vous partagez une longue frontière terrestre poreuse et qui compte entre un et 1,5 million de ressortissants qui résident chez vous d'une manière plus ou moins permanente. Prendre le parti de Haftar ou de Sarraj est encore plus dangereux, car nous ne savons pas si nous abritons, ou pas, des terroristes et des mercenaires de l'un des deux camps. Le plus probable est oui. Quant à la solution de « embrasse ton frère », cela est devenu improbable depuis très longtemps.
Face à cette situation, le président de la République s'est dangereusement rangé du côté de Sarraj. Pareil pour les islamistes d'Ennahdha. On dirait des « toutous » de Recep Tayyip Erdoğan. Ils ne voient pas au-delà du bout de leur nez et ne mesurent pas du tout la dangerosité de leur acte. Les fantasmes d'une résurrection de l'empire ottoman de Recep Tayyip Erdoğan trouvent hélas de l'écho chez nous. Une totale méconnaissance des violences et des séquelles qu'ont laissées les Turcs chez nous. On trouve même des défenseurs acharnés du dictateur turc (parmi les islamistes et les révolutionnistes notamment) qui nous donnent des leçons d'Histoire et qui osent dire que les invasions et razzias ottomanes étaient des conquêtes islamistes (فتوحات), c'est-à-dire une chose positive. Des razzias turques et de la noire période de l'empire ottoman en Tunisie, notre dialectal retiendra le mot « tarrak'hom » (tiré du mot Turc, qui signifie mettre en faillite), le café turc (presque disparu), la chéchia stamboulie (dépassée de mode), l'œil de Fatma (pour les crédules et superstitieux qui ont peur du mauvais œil) et les toilettes turques. Prendre le parti de Fayez Sarraj, c'est prendre le parti d'un toutou qui va ouvrir son pays aux conquérants turcs et russes. C'est se mettre à dos des pays partenaires de la Tunisie comme la France et les Etats-Unis. Prendre le parti de Khalifa Haftar, n'est pas une meilleure solution cependant, car lui-même est un toutou de plusieurs puissances.
C'est face à ce genre de situation kafkaïenne que l'on mesure la qualité d'un homme d'Etat, qui pense à son pays avant son idéologie et à l'intérêt de sa population avant celui des autres peuples. Si le dictateur turc était un gentilhomme à la grande idéologie, comme certains colonisables tunisiens le présentent, il aurait conquis Israël et libéré la Palestine avant de songer à mener la guerre à une faction libyenne. Un véritable homme d'Etat à la tête de la Tunisie aurait laissé les Libyens se débrouiller tous seuls et cherché à tirer parti de l'un et de l'autre en servant et en se servant de l'un et de l'autre. Sauf que ni Kaïs Saïed, ni Rached Ghannouchi n'ont cette trempe d'homme d'Etat. De par sa position géographique, la Tunisie a tout intérêt à rester neutre et à aider à la fois Haftar et Sarraj. Nous ne pouvons pas rester les bras croisés et refuser d'aider nos voisins et nous ne pouvons pas nous permettre de prendre le parti d'un camp au détriment d'un autre. Ce que nous pouvons faire, en revanche, est de nous préparer pour les accueillir et les aider tous les deux. Attitude prudente si l'on veut éviter le risque qu'ils importent leur guerre et leurs attentats chez nous. Depuis 2011 et le déclenchement de la révolution libyenne (télécommandée depuis l'Europe), la Tunisie a été une terre de refuge pour les Libyens, toutes tendances confondues. Ces 1 à 1,5 million de Libyens qui résident chez nous ont constitué une bouffée d'oxygène pour plusieurs secteurs, mais très peu pour le pays. Ils ont surtout servi le commerce informel et les contrebandiers, l'économie médicale et paramédicale au noir et les locations de maisons au noir. Ils ont profité et profitent encore de la caisse nationale de compensation, destinée théoriquement aux seuls Tunisiens.
Si la Libye entre en guerre, et nous ne le souhaitons pas bien entendu, la Tunisie sera de nouveau une terre de refuge pour ses ressortissants parmi la population civile, mais aussi parmi les belligérants et les blessés. Il devrait y en avoir des millions. La Tunisie sera inévitablement une terre de repli pour les uns et pour les autres, au vu de ses frontières poreuses et son armée aux moyens limités. La Tunisie pourrait être une terre de résidence temporaire pour les milliers d'étrangers, parmi les diplomates, les journalistes et les politiques impliqués dans la guerre libyenne. La Tunisie est aussi une terre de résidence temporaire pour toutes ces multinationales et tous les opportunistes intéressés par la guerre libyenne. Il ne s'agit pas de faire preuve d'opportunisme, ni de se positionner en tant que pays cupide qui frotte ses mains devant cette économie de guerre qui s'ouvre. Ce n'est nullement immoral de faire preuve de pragmatisme, de vendre l'image de la Tunisie comme pays hôte aidant ses frères libyens et mettre à disposition des hôtels et des cliniques opérationnels et conformes aux normes.
Nous sommes à bout de souffle et nous ne cessons de le crier depuis des années. Depuis 2011, économiquement parlant, l'Etat et le commerce légal n'ont quasiment rien gagné de l'arrivée des Libyens. Il faudrait que cela change en préparant la logistique nécessaire pour accueillir du mieux que l'on peut les Libyens, de préparer nos hôtels et cliniques et de mettre fin à tous ces contrebandiers et évadés fiscaux (notamment parmi les médecins et les propriétaires de maison) qui ont trop joué aux rapaces avec les Libyens. Sommes-nous préparés pour tout cela ? Le doute est permis, Kaïs Saïed est plutôt préoccupé par sa calligraphie alors que Rached Ghannouchi est concentré sur sa partie d'échecs et ses marionnettes.