Magnifique soirée parlementaire vendredi 10 janvier2020 pour le vote de confiance de l'ex futur gouvernement Habib Jamli. Cette démocratie, en dépit de tout ce qu'elle nous en coûte, on ne s'en lasse jamais. Propos croustillants, directs et sans appel de plusieurs députés. Les vérités crues que tout le monde répète tout bas et que Samia Abbou et Abir Moussi ont dit tout haut à propos d'Ennahdha et de Youssef Chahed. Les lapsus de Noureddine Bhiri qui a dit qu'Ennahdha restera au travers de la gorge de tous ceux qui aiment la Tunisie et ce gouvernement défend la corruption. L'hypocrisie de Seïf Eddine Makhlouf dont le vote de confiance dépendait, deux jours plus tôt, de celui de Qalb Tounes et Tahya Tounes et qui, le jour du vote, attaquait ses adversaires pour leur dire que leur jugement sur la réelle compétence du gouvernement ne dépendait que des tractations de coulisses. Cette mise à nu des liaisons dangereuses entre des magistrats en exercice et les politiques, une mise à nu qui remet en question l'indépendance de la justice et le népotisme de certains magistrats. Cette soirée a fini en beauté avec le refus net d'accorder la confiance à ce gouvernement où l'on a mêlé torchons et serviettes, où l'on trouve des incompétents, des extrémistes religieux et de hautes compétences. Le coup d'éclat de la soirée est sans aucun doute celui de Zied Laâdhari. Il a dit non. Il a osé dire non à son propre camp ! Une première à Ennahdha qui, dans cette secte, s'apparente à une désertion. Zied Laâdhari a fait son choix et il a choisi la patrie avant le parti. Il ne pouvait pas cautionner les incompétents qui figuraient parmi les ministres, il ne pouvait pas cautionner un gouvernement qui n'avait pas les moyens de sa politique. Sans Zied Laâdhari, le vote aurait pu être différent. Mais il n'y a pas que lui. Car si le gouvernement Jamli n'est pas passé, c'est surtout « grâce » à la paix conclue en début de semaine entre les frères ennemis Nabil Karoui et Youssef Chahed. L'initiative du patron de Qalb Tounes et le bon sens du patron de Tahya Tounes ont été déterminants. Les « vainqueurs » ont applaudi, les « perdants » s'en sont remis à Dieu en disant que c'est sa volonté qu'il en soit ainsi. A voir de près, cependant, il n'y a que des perdants vendredi dernier, il n'y a pas de vainqueurs. Et les plus grands perdants, c'est nous Tunisiens contribuables qui attendons un gouvernement depuis trois mois ! Tout ce temps perdu nous coûte cher, très cher et on n'en serait pas là si nos élus avaient fait preuve de moins de stupidité au lendemain des élections.
Le 6 octobre 2019, c'est Ennahdha qui a été classé premier et c'était à ce parti de désigner un chef du gouvernement. Plusieurs coalitions ont déclaré, alors, qu'il fallait laisser les islamistes gouverner seuls et ont promis qu'ils allaient leur accorder leur vote de confiance. C'était la chose la plus démocratique à faire. Les « premier-ministrables » d'Ennahdha se comptent sur les doigts d'une main : Zied Laâdhari, Ridha Saïdi et, à degré moindre, Samir Dilou et Houcine Jaziri. Le plus raisonnable et le plus indiqué pour Ennahdha était de nommer l'un de ces quatre. Le majlis Choura en a décidé autrement et a refusé catégoriquement. Dans une chronique publiée le 2 décembre dernier, intitulée « le majlis Choura ruinera le parti et le pays », j'ai expliqué les raisons et les conséquences de ne pas désigner M. Laâdhari à la Kasbah. C'était la plus grosse faute d'Ennahdha et ils l'ont payée cher vendredi dernier. Ce n'est qu'un début, je vous le garantis, ils ne vont pas finir de payer cette faute d'avoir écarté Zied Laâdhari et d'avoir choisi un Habib Jamli nettement moins compétent et moins expérimenté que lui. C'est une preuve que la démocratie ne doit pas toujours être appliquée au sein des partis et des entreprises. Il arrive des fois que l'on doit laisser le chef décider seul, car le chef a ce « don » de pouvoir avoir raison alors que tout le monde a tort.
Le 6 octobre 2019, c'est Ennahdha qui a donc gagné et les partis dits progressistes et/ou laïcs, à savoir Qalb Tounes, Tahya Tounes, le PDL et Attayar sont venus après. Ce qu'il y a de plus démocratique à faire, c'est que ces partis-là se rejoignent en une sorte de coalition pour composer une véritable force d'opposition constructive. C'était cependant sans compter la bêtise de nos chers élus chefs de parti. A Attayar, on considère (plutôt à raison qu'à tort) que Tahya Tounes et le PDL sont des partis d' « azlem » qui manipulent la justice et veulent rétablir l'ancien régime despotique. Attayar et Tahya Tounes considèrent que Qalb Tounes est un ramassis hétérogène à dominante corrompue et que Nabil Karoui est une persona non grata. Qalb Tounes et Tahya Tounes estiment qu'Attayar est composé de fous ex-CPR, utopiques, inexpérimentés et incapables de gouverner. Le PDL, quant à lui, ne considère personne et personne ne le considère. Abir Moussi est jugée comme extrémiste radicale et, à ce titre, infréquentable. Et c'est là l'erreur de l'opposition dite progressiste et/ou laïque. Leurs leaders, à l'ego surdimensionné, n'ont toujours pas tiré les leçons du passé avec la débâcle des Mehdi Jomâa, Yassine Brahim, Mohsen Marzouk, Saïd Aïdi… Cette opposition aurait dû s'unir dès le lendemain des élections et aurait pu imposer ses choix à Ennahdha. Cela a été dit et écrit cent fois, mais l'entêtement et la haine que se vouent les « laïcs » les uns envers les autres sont irrémédiables. On voit, pourtant, le résultat avec ce qui s'est passé vendredi dernier. Il fallait juste un peu de bon sens pour que Nabil Karoui et Youssef Chahed se rapprochent et pensent, une seconde, à l'intérêt général avant leurs intérêts particuliers. Ces deux-là n'auraient jamais dû se séparer, n'était-ce la « folie » qui a frappé Youssef Chahed qui l'a fait déconnecter, ainsi que les siens, de la réalité et lui a ôté tout bon sens. C'est « grâce » à eux que le gouvernement Jamli n'est pas passé, certes, mais c'est à cause d'eux qu'on est arrivés à ce point et c'est aussi à cause d'eux qu'on a perdu trois mois.
Que va-t-il se passer maintenant ? La constitution est claire, on va vers un gouvernement dont le chef sera désigné par le président de la République après consultation des partis et des coalitions. Deux options se présentent à Kaïs Saïed et les deux sont risquées. Parions qu'il va choisir la plus risquée, car lui aussi est aveuglé par son pouvoir et sa popularité aussi soudaine qu'éphémère. La première est de désigner quelqu'un de compétent capable de gouverner, d'obtenir un vote de confiance et de s'assurer le soutien du parlement durant sa législature pour faire passer les lois. C'est la solution la moins risquée pour Kaïs Saïed, car il aura toujours le beau rôle de rester à Carthage au-dessus de la mêlée et d'être là pour jouer aux pompiers quand il le faut. La seconde option est de proposer un hurluberlu incapable d'obtenir le vote de confiance, ce qui lui donnera la possibilité de dissoudre le parlement et d'aller vers de nouvelles élections. Il parie qu'il va obtenir une grande majorité (lui qui a 80% d'opinions favorables) dans cette nouvelle assemblée ce qui lui permettra de faire passer toutes ses idées et toute sa politique basée sur une seule phrase « achaab yourid », (NDLR : le peuple veut). Cette seconde option est la plus risquée, car rien n'indique que Kaïs Saïed va obtenir cette majorité. Quand bien même il réussirait à l'obtenir, il refuse d'admettre que sa politique, aussi bien théorique qu'anachronique est impossible à appliquer. Des gouvernements locaux, dit-il… Il vaut mieux en rire ! Qui pense-t-il serait élu dans les gouvernements locaux ? Ce ne sont pas les barons de la contrebande et les champions des achats de voix par hasard ? Pense-t-il sérieusement qu'il pourra gouverner tranquillement avec des lobbys, des médias et une opposition hostiles à sa politique et qui ne lâcheront jamais le pays entre les mains de personnes vivant dans une autre époque ? Pense-t-il sérieusement qu'il pourra gouverner sans appui international ? Il suffit de voir les membres de son cabinet et ceux qui le supportent, depuis sa campagne électorale, pour se convaincre que Kaïs Saïed n'ira nulle part. Il suffit d'écouter ses propos, depuis son élection, pour se convaincre que ce monsieur n'a toujours pas mis son costume de président de la République, président de tous les Tunisiens. Il suffit d'écouter ses discours alarmistes, lors de ses deux dernières sorties à Sidi Bouzid et Kasserine pour se convaincre que ce monsieur ne mesure pas ce qu'il dit, ni la portée de ses promesses impossibles à tenir. Comment contrer la dangereuse politique de notre président populiste populaire si jamais il réussit à avoir un parti et un gouvernement ? La seule et unique solution face à Kaïs Saïed est d'avoir une opposition solide et unie, capable de convaincre et de rassurer l'opinion. Saïed a le mérite de rassurer cette opinion, d'où sa popularité. Cette opinion ne sait pas encore qu'elle va être désabusée et n'en sera convaincue que le jour où elle le sentira dans sa peau quand elle verra Kaïs Saïed au bout de l'impasse. Si les laïcs acceptent de prévaloir le bon sens et mettent leur égo dans leur poche, ils pourront transformer les futures élections en une véritable aubaine capable de rectifier leurs erreurs des dernières législatives et présidentielle. En rang uni et en front commun, y compris avec Abir Moussi et Mohamed Abbou, ils pourront bloquer la route aux populistes de Kaïs Saïed et Safi Saïd et aux islamistes d'Ennahdha et Karama. Le feront-ils en répétant leur « exploit » de vendredi dernier ? Le doute est permis hélas.