Alors que tous les indicateurs étaient à l'orange, qu'au lendemain même des résultats des législatives, tous les partis ou presque ont exprimé leur volonté d'être dans l'opposition, Ennahdha vainqueur relatif des législatives de 2019 a tenu à chapeauter le processus de formation du gouvernement. Légitimement certes, mais contre la logique et l'avis même de certains des membres de son parti, Rached Ghannouchi nomme Habib Jamli, «indépendant », pour mener les concertations avec les partis. Jonglant entre la présidence de l'ARP et des négociations très serrées avec des partis qui, cette fois étaient prêts à en démordre, Ghannouchi a perdu cette fois et a laissé sur le parquet de l'hémicycle bien des plumes…
Ils ont dit non, 134 députés ont voté le 10 janvier contre le gouvernement de Habib Jamli, qu'on surnomme plus communément le « gouvernement d'Ennahdha ». Jusqu'à la dernière seconde, habitués aux surprises et aux voltes face, les Tunisiens ne savaient pas si les discours allaient, pour une fois, correspondre aux actes. Hormis le PDL, qui a affiché dès le départ, une position claire qu'on savait irrévocable, les autres partis pourtant férus de slogans anti système actuel, dont Ennahdha fait partie intégrante, ont entamé les démarches de marchandage jouant le jeu du parti islamiste.
C'est sans doute sur cet «opportunisme » politique qu'Ennahdha a voulu miser. Se sachant moins populaire, entouré de partis hostiles ou alors tout juste tolérants, de bribes de mouvements dont les actions et les discours jettent surtout sur lui la honte et le discrédit, le parti islamiste a pensé faire comme d'habitude et exploiter l'avidité des autres. « Et tiens que je te donne 2 ministres, non en voici 5, prends ces portefeuilles, non je veux les autres. Toi je ne négocie pas avec toi, pas en public en tout cas. Vous, vous en demandez trop et après tout c'est nous qui avons gagné, oui pas de trop mais quand même, c'est nous qui devons décider » voilà à quoi a ressemblé la scène politique les deux derniers mois. Un souk aux ministères grandeur nature. Jusque-là le commerce était le fort d'Ennahdha mais cette fois-ci le client n'a pas mordu.
Si les partis qui ont mené cette fronde contre Ennahdha fanfaronnent en ce moment, les observateurs s'accordent à dire qu'il n'y a pas grand mérite car c'est le contexte qui a guidé leurs actions et non la noblesse de leurs principes. Quoiqu'il en soit, les faits sont là et sitôt mis en échec, les rangs se sont formés pour finir d'achever le parti jusque-là inébranlable.
Nabil Karoui président de Qalb Tounes deuxième parti en terme de nombre de députés à l'ARP et homme le plus courtisé des dernières 24h avant le vote, a annoncé tout de suite après la plénière consacrée au vote de confiance du gouvernement de Habib Jamli, que son parti, le mouvement Echaâb, Tahya Tounes, ainsi que les blocs parlementaires de la Réforme nationale et El Mostakbal vont s'unir pour présenter une initiative au président de la République.
« Nous sommes plus de 90 députés, et nous allons présenter une initiative au président de la République. Je tiens à rassurer les Tunisiens que nous n'allons pas vers l'inconnu. Nous avons des garanties : le président de la République, la Constitution et le parlement. Nous restons ouverts à tous les partis sans exclusion » a-t-il assuré, dans une déclaration enflammée le soir même du vote. Le PDL a appelé, pour sa part, dans un communiqué publié au lendemain du vote tous les députés des blocs qui ont voté contre le gouvernement de Jamli, d'adopter une motion de censure pour le retrait de confiance du président de l'ARP et chef du parti islamiste, Rached Ghannouchi.
Cet appel vient « corriger l'erreur monumentale commise à l'encontre de l'institution parlementaire pour laquelle a coulé le sang des martyrs » annonce le parti.
Le parti de Abir Moussi, a aussi appelé toutes les forces politiques nationales modernistes à choisir une figure nationale consensuelle pour rompre avec l'islam politique pour l'assigner à former un gouvernement excluant « l'organisation des Frères et ses dérivés ».
La position du PDL a également été partagée par le leader de Machrouû Tounes, Mohsen Marzouk, qui a également affirmé que Rached Ghannouchi n'était clairement plus apte à assumer ses fonctions à la tête de l'ARP. « Il est clair qu'après ce qui s'est passé à la plénière et ses déclarations incendiaires, il est incapable d'avoir la neutralité requise pour la prochaine étape » a souligné M. Marzouk. Sur les réseaux, cet appel a eu grand écho et a largement été relayé.
Si Ennahdha n'est plus aujourd'hui meneur de la partie, que les manettes sont désormais passées aux mains du président de la République, Kaïs Saïed, qui aura la lourde tâche de nommer le candidat à la primature, le parti de Rached Ghannouchi multiplie tout de même les messages auto-rassurants. « Ennahdha est incontournable, c'est la moelle épinière de la vie politique en Tunisie et nous serons plus que jamais concernés par les concertations » martèlent ses dirigeants.
Certes, Kaïs Saïed ne pourra pas faire fi des partis politiques dans un système parlementaire et devra composer avec tous les partis représentés à l'ARP s'il veut passer « son » gouvernement mais les derniers développements ont clairement montré qu'Ennahdha ne mènera plus la danse.
Le parti islamiste parle aujourd'hui de gouvernement d'union nationale ou gouvernement de sauvetage, concept désormais « utopique » lance le leader de Machrouû Tounes, Mohsen Marzouk. Dans un paysage aussi morcelé, rassembler tous les partis sans exception sera chose ardue. La paix des braves signée par Nabil Karoui et Youssef Chahed, qui ont multiplié les rencontres peu de temps avant le vote de confiance du gouvernement Jamli ne présageait rien de bon pour Ennahdha et le parti islamiste en a récolté les frais.
Pour finir d'enfoncer le clou, Rached Ghannouchi n'a rien trouvé de mieux à faire que de se rendre en Turquie pour rencontrer le président turc Recep Tayyip Erdoğan. Un déplacement qu'on a jugé « inopportun » et mal venu et qui a suscité l'indignation d'une bonne partie de la classe politique.
Qu'on ait voté en âme et conscience, par respect pour ses principes, pour l'intérêt du pays ou pour des considérations purement politiques les faits sont là. Grâce à cette unification des positions des parties « progressistes », bien que fruit de circonstances, un élan semble être donné pour remettre Ennahhda à sa juste place. Les grandes réalisations qui naissent d'un mouvement de masse spontané et même désorganisé ne sont pas étrangères à la Tunisie. Maintenant il s'agira d'attendre pour voir si le paysage politique tunisien profitera de cette lancée pour mener sa « révolution » ou si les calculs étroits finiront par reprendre le dessus….