Trois incidents majeurs ont eu lieu la semaine dernière (voire plus) et ont choqué la majorité des observateurs. En dépit du choc et de la grossièreté, ces événements n'ont pas fait de réactions de la part de ceux qui auraient dû réagir et avaient l'habitude de réagir. Les trois sujets en question sont relatifs à l'effritement à vue d'œil de notre système judiciaire et, a fortiori, de l'Etat. On peut mettre le meilleur président au monde, avec une justice aux ordres, le pays ne sera jamais sauvé. On peut mettre un idiot à Carthage et un sot à la Kasbah, si nous avons une bonne justice et de bons médias, on a toujours espoir de sauver le pays. Les trois sujets sont liés à la libération-incarcération de Sami El Fehri ; la liste des S17 et l'intrusion du député Maher Zid dans un poste de police pour tenter de libérer un terroriste présumé. Dans ces trois cas, qui ont lieu en l'espace de 48 heures, le système judiciaire tunisien a pris un coup qu'il n'est pas près d'oublier.
Mercredi 29 janvier 2020, la cour de cassation ordonne la libération de Sami El Fehri, mais en un temps record (quelques heures, du jamais vu !), le parquet saisit la chambre des mises en accusation et celle-ci décide d'émettre un nouveau mandat de dépôt et ce dans la même affaire ! Pire, cette chambre se réunit sans présence des avocats violant ainsi, superbement, le droit fondamental de la défense. J'illustre par un propos simpliste pour expliquer ce qui s'est passé : c'est comme si vous étiez le directeur général d'une société et que le portier empêche quelqu'un de venir vous voir. Ce quelqu'un vous appelle et vous ordonnez au portier de le laisser entrer, mais ce dernier refuse quand-même sous prétexte que le responsable RH lui a dit non, ne le laissez pas entrer ! Voilà où nous en sommes entre le parquet (النيابة, représentant le pouvoir), la chambre des mises en accusation (دائرة الاتهام, des juges supposés indépendants) et la cour de cassation (محكمة التعقيب, le plus haut degré de magistrature). Sur la forme, on est en train de violer superbement des droits (et pas un seul) constitutionnels et des droits universels : le droit à la défense et la suprématie des décisions de la cour de cassation entre autres. On viole au moins deux principes universels de droit que sont la présomption d'innocence et le fait de considérer que l'incarcération d'un prévenu doit être l'exception et non la règle. Sur le fond de l'affaire, l'avocat de Sami El Fehri a dit : « Au départ, j'allais évoquer certaines pratiques. Les auteurs savent de quoi je parle et je détiens des preuves irréfutables. Mais je ne vais pas opter pour l'escalade. Je ne veux pas parler des coulisses de l'instruction et je me limiterai à la discussion des articles de loi parce que les données que je détiens peuvent provoquer un séisme ». Je sais de quoi il parle et je n'en dirai pas davantage que lui, mais Sami El Fehri est en train de payer très cher son statut de directeur de média. Il paie très cher son droit à la liberté d'expression et son droit de média de s'être rangé contre Youssef Chahed et Ennahdha lors des dernières élections. Ici aussi, ce sont des droits constitutionnels et universels qu'on piétine. Un média a le droit d'avoir une ligne éditoriale et c'est son devoir que d'attirer l'attention de son public, notamment en périodes d'élections, sur les dangers, les mensonges et les manipulations de tel ou autre candidat.
En d'autres temps, sous Ben Ali, et pour beaucoup moins que cela, il y a eu des dizaines de communiqués et de manifestations de la part des ONG et défenseurs de Droits de l'Homme. Parce qu'il a écrit un article, Mohamed Abbou a été incarcéré et il a dû se coudre la bouche pour se faire entendre. Pourtant, force est de constater, que Ben Ali se donnait la peine de soigner la forme et de ménager l'image de la justice. Aujourd'hui, on ne se donne même plus cette peine. Après Sami El Fehri une première fois, Nabil Karoui en pleines élections et Sami El Fehri une seconde fois, la justice prend de sérieux coups pour son image. On surfe sur le fait que ces deux patrons de média ont une réputation sulfureuse de corrompus et d'affairistes pour tromper l'opinion et prétendre que leurs incarcérations sont liées à des affaires financières. Or, quand on voit les décisions de la Cour de cassation qui les libère, on ne peut que conclure qu'il s'agit là de pures affaires politiques et de règlement de comptes. Je le redis, Sami El Fehri et Nabil Karoui sont passés par la case prison et ont un couteau judiciaire sous la gorge, uniquement parce qu'ils sont des patrons de presse. Alors, au vu de tout cela, pourquoi donc les Mohamed Abbou, les Avocats sans frontières, l'Ordre des avocats, RSF etc n'ont pas réagi ? Des violations claires de la constitution et des lois qui passent sous silence, juste parce qu'on exècre Sami El Fehri et Nabil Karoui ? Où est Mohamed Abbou, chevalier de la défense des droits et des innocents et combattant premier de lutte anti-corruption ? Est-ce parce qu'il déteste MM. El Fehri et Karoui ou est-ce à cause de sa candidature pour quelques postes au gouvernement, dont le ministère de la Justice ? Mohamed Abbou, celui qui s'est cousu la bouche pour protester contre l'injustice, celui qui a défendu mordicus Saber Laajili et a fini par le libérer de prison, a-t-il oublié ses principes à cause d'un portefeuille ministériel ? Il ne défend même plus le droit à la défense ?
La deuxième grave affaire de la semaine est liée au S17. Le S17 en Tunisie est ce que sont les fichés S en France. Le « S » signifie « Sûreté de l'Etat ». Une direction du ministère de l'Intérieur décide, lorsqu'il existe des suspicions sérieuses, d'interdire de voyage toute personne susceptible de participer à des activités terroristes. Après la révolution, la Tunisie s'est distinguée par le triste record d'avoir exporté le plus grand nombre de combattants de Daech. Plusieurs voix se sont alors élevées pour reprocher à l'Etat d'avoir laissé « nos enfants » quitter les frontières. Le ministère de l'Intérieur a alors émis ces S17 à la pelle à l'encontre d'islamistes radicaux ou supposés l'être. Cette mesure préventive est illégale, il n'y a pas à dire. Une loi serait la bienvenue pour encadrer l'émission de ces fiches. Cette même mesure liberticide a été appliquée dans plusieurs pays européens, mais leurs députés ont rapidement voté les lois l'encadrant. En France, c'était en novembre 2014, en Tunisie on traine encore. Il est vrai que notre parlement est plein de radicaux et sympathisants de radicaux. Que faire entre-temps ? Prendre le risque de laisser des Tunisiens suspectés d'être radicaux partir se faire exploser à Edleb, Nice ou Munich ? Ou bien les obliger à rester ici ? Sous Béji Caïd Essebsi, la question ne se posait même pas. Après les élections, voilà qu'on apprend que deux députés, Yassine Ayari et Rached Khiari, connus pour leurs positions radicales et leur proximité des milieux islamistes et salafistes, ont entamé des démarches auprès du ministre de l'Intérieur Hichem Fourati pour autoriser quelques dizaines de S17 à recouvrir leur droit de voyager. Il a même reçu, face aux caméras, Rached Khiari et a accédé à leur demande. Il a livré jeudi dernier, toute une liste, avec l'entête du ministère, des S17 « libérés ».
Quand on constate qu'il a fallu l'intervention de deux députés sulfureux pour que Hichem Fourati déclasse ces S17, deux questions s'imposent : soit ces S17 ne sont pas dangereux et ils n'auraient jamais dû figurer sur ces listes (CQFD), soit ils le sont et il n'aurait jamais dû accéder à la demande des députés. Dans un cas comme dans l'autre, Hichem Fourati prend de gros risques, car demain c'est à lui qu'on va demander des comptes si l'un de ces S17 commet un attentat à l'étranger. Les deux députés ne risquent que des conséquences politiques, et encore ! Cela dit, il est plus qu'urgent que l'on légifère la question, car cette affaire bafoue, elle aussi, l'image de la justice. Ce n'est pas au ministère de l'Intérieur de décider qui doit partir ou non à l'étranger, c'est une affaire de juges !
La dernière affaire a eu lieu samedi. Le député Maher Zid, aussi radical et extrémiste que les deux précédents, s'est introduit dans un poste de police, accompagné d'un avocat, pour libérer un terroriste présumé. Il a déclaré que sa détention est illégale et qu'on ne pouvait l'interroger en l'absence d'un avocat. Cette mesure des interrogatoires accompagnés d'un avocat est toute nouvelle. Elle est née grâce à une loi voulue par feu Béji Caïd Essebsi et on ne peut que l'applaudir, car elle préserve les droits des suspects et fait partie des droits universels. Maher Zid se cache derrière son immunité parlementaire pour intimider les forces de l'ordre et il a réussi ! Sauf que voilà, le député ne peut se prévaloir de cette immunité que quand il s'agit d'un acte accompli en rapport avec son travail parlementaire (article 68 de la Constitution). S'introduire dans un poste de police et demander à un terroriste présumé de quitter les lieux n'est pas un travail parlementaire, c'est une incitation à la rébellion. Partant, les agents des forces de l'ordre auraient dû saisir le procureur de la République immédiatement et procéder à son arrestation, en vertu de l'article 69 de la Constitution qui dispose : « En cas de flagrant délit, il peut être procédé à son arrestation (le député), le président de l'Assemblée est informé sans délai et il est mis fin à la détention si le bureau de l'Assemblée le requiert ». Dans un Etat de droit, dans une justice qui veut imposer son respect, on aurait dû arrêter le député, étaler cette affaire devant l'opinion publique et faire toute une polémique. Que le bureau de l'assemblée le libère ensuite, ce n'est pas grave, l'essentiel est qu'on montre à l'opinion qu'un député n'est pas au dessus des lois et que la justice est là pour faire son travail, indépendamment de l'identité des prévenus.
Une image ternie de la justice n'arrange personne et c'est aux juges eux-mêmes de faire de telle sorte qu'ils demeurent sujets de confiance auprès du peuple. C'est à eux d'écarter tous les magistrats corrompus et les magistrats intéressés qui se mettent à la solde du pouvoir exécutif et c'est à eux de protéger leurs confrères subissant du chantage ou des pressions de ce pouvoir exécutif. C'est à eux qu'incombe le devoir de sauver leur corporation, synonyme au sauvetage du pays. Face à ces graves violations judiciaires observées tout au long de la semaine dernière, pires que les violations sous Ben Ali, les instances syndicales des magistrats, mais aussi celles des avocats, des médias et la société civile, auraient dû monter au créneau pour faire cesser le manège. La Tunisie est une démocratie en construction et une démocratie ne se fait pas uniquement avec des élections transparentes, elle se fait aussi (et obligatoirement) avec une justice indépendante et une presse libre.