Par Pr Karim Ben Kahla I - La démarche A l'université, les réformes se suivent mais ne se ressemblent pas. En tout cas, pas tout à fait. Tous les sept ou huit ans en moyenne, le temps d'un renouvellement de cabinet, le temps qu'un nouveau ministre s'installe, les institutions universitaires sont priées de s'adapter ou obligées de s'aligner alors qu'elles commençaient à peine à digérer ce qui leur avait été présenté comme une panacée. Un record, faute de résultats. Des promesses, faute de projets réalistes et bien pensés. Vapeurs salivaires pour tenter de redresser ce qui reste de valeurs de plus en plus précaires. Nous revoici aux portes d'une énième réforme de l'enseignement supérieur. Révolution oblige. Il fallait au moins cela. Un peu par obligation, beaucoup pour suivre le mouvement. Quitte à ce que le seul cri de panique, enfin audible, de «tout fout le camp» dispense les principaux concernés de prendre toutes les précautions. Quitte également à ce que l'évaluation objective, pour ne pas dire scientifique, de l'état de l'institution universitairesoit quelque peu diluée dans des exposés d'opinions, voire un florilège d'impressions. Contexte social (et syndical) oblige, l'autorité de tutelle avait quasiment sous-traité une réforme à la fédération générale de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Le temps que cette dernière se rende à l'évidence : le ministère n'a pas renoncé à sa fonction tutélaire. En attendant la complète restauration de l'autorité de l'Etat, il se permet de ne pas tout à fait adhérer à ce qui a mis longtemps à macérer. Finies les réformes «d'en haut», voici venu le temps des réformes d'«en bas». S'il faut saluer tous les bénévoles et toutes les bonnes volontés qui ont participé à l'élaboration du projet de réforme et se sont chargés de collecter les opinions et les impressions des collègues, faut-il pour autant occulter la question de leur représentativité et des appartenances des uns et des autres? Ne devrions-nous pas commencer par nous interroger sur l'efficacité de la démarche telle qu'elle a été mise en œuvre ? Sur la rigueur du diagnostic ? Sur la cohérence et le degré de réalisme du résultat ? Trêve de perfectionnisme et de critiques, pourraient nous rétorquer ceux qui sont pressés de réformer. L'université n'en est pas à une approximation près. Management, performance, gouvernance, qualité, tout le monde (ou presque) sait ce que c'est, ou alors, Wikipédia fera l'affaire pour cerner ce qui, dans le projet de réforme, passe pourtant pour des notions ou des slogans clés. Tant pis pour les spécialistes qui s'interrogent encore sur les nuances de la gouvernance universitaire ou qui s'évertuent à comprendre les ressorts du changement des et dans les institutions. Positivons ! Nous avons enfin notre démarche participative. On réforme ensemble. Un peu entre nous. Une participation «élargie» même si, de fait, elle s'arrête au cercle de «nos amis». Tout et tous pour le consensus, et s'il est trop mou, il suffit d'y mettre un petit peu plus de flou. Sans trop s'arrêter sur les finalités, sans trop gratter dans le paradigme ni le modèle sous-jacent, sans trop s'encombrer de définitions ni de précisions, les commissions de réforme ont fait leur boulot. Sommes-nous certains que tous les participants avaient la même idée de l'université ? Avaient-ils au moins la même conception de la «réforme» et de ses finalités ? Avaient-ils les données nécessaires pour un diagnostic digne de ce nom ? En fait, on réforme pour donner quelle forme? Sauf à faire de la participation une fin en soi, sauf à vouloir éviter la polémique en substituant le bavardage au vrai débat de fond, ces questions ne pouvaient être occultées. En effet, il ne suffit pas d'inviter des collègues à se réunir, à donner leur avis ou même à élire leurs représentants pour que la démarche soit réellement délibérative et participative. Il ne faut pas sortir d'une grande école tunisienne ni être spécialiste de philosophie politique ou de Habermas pour voir que cela manque de l'essentiel : la crédibilité. II - Le mythe d'une réforme participative de l'enseignement supérieur : le contenu. A force de consultations, tout a été prévu dans ce projet de réforme. Un document d'une quarantaine de pages, cinq objectifs, vingt-neuf sous-objectifs et la bagatelle de trois cent vingt-et-une actions à mettre en œuvre dans un horizon d'à peine cinq ans. Soixante-six actions la première année, cent vingt et une actions les deux premières années, cent-dix actions dans un horizon de trois années et vingt-quatre actions avant cinq ans. Bref, il semblerait qu'on ait voulu faire «feu de toute proposition». Tout a été prévu ou presque puisqu'on a oublié l'essentiel : quel «modèle» d'université voulons-nous vraiment instaurer (un passage traitant du «modèle d'université» a été rajouté mais après coup) ? Quel est le degré de réalisme et de cohérence de ce projet ? Qui va être responsable de faire quoi? Avec quels moyens ? Pour quelles évaluations ? Et en contrepartie de quoi? L'administration a-t-elle les moyens humains pour mettre en œuvre ce flot d'actions à un horizon aussi court ? Quel budget faudrait-il prévoir ? Par quoi commencer et quelles sont les priorités pour vaincre les résistances au changement qu'on a complètement ignorées et qui ne manqueront pas de se manifester ? Serions-nous, encore une fois, aux portes d'une réforme «gratuite». Une réforme «pour rien», tellement la question des financements est (encore une fois) occultée ? Serions-nous, encore une fois, aux portes d'une réforme «théorique» où la beauté du modèle suffirait à transformer le réel, tellement le diagnostic de base, qui ne tient qu'en deux ou trois paragraphes, est lapidaire, pour ne pas dire impressionniste ? Allons-nous nous satisfaire d'une «participation» après coup, dont un grand nombre de décideurs, à commencer par la majorité des doyens, directeurs et secrétaires généraux d'établissements universitaires, ont à peine entendu parler ? Allons-nous fermer les yeux sur les corporatismes et faire semblant qu'un projet essentiellement syndical peut se substituer à une véritable politique nationale ? N'est-ce pas dénaturer la mission du syndicat que d'en faire le maître d'œuvre des politiques publiques ? N'est-ce pas miner la réforme que d'en faire une question de pseudo-démocratie participative, alors que les problématiques sont de plus en plus complexes et les questions tellement pointues, que seuls de vrais spécialistes pourraient sérieusement avoir leur mot à dire ? Parce qu'ils ne veulent plus qu'on leur mente, les universitaires seraient-ils enclins au mensonge à soi, eux qui sont supposés chercher la vérité ? Mensonge à soi qui annoncerait (enfin) une certaine autonomie et une nouvelle gouvernance sans trop s'attarder sur ce que cela implique concrètement. La participation présuppose une représentation politique et «statistique» (et non seulement syndicale). Elle devrait permettre de prendre en compte les spécificités locales et ne pas se rabattre sur les généralités globales. Si elle ambitionne de construire un consensus, cela ne devrait pas se faire au détriment d'une responsabilité et d'une redevabilité de tous et pas uniquement du pouvoir exécutif et du ministère. Il s'agit là de certains de ce qui nous ont semblé être des impensés de la démarche dite participative de la réforme universitaire. Ceux-ci risquent de faire tomber la participation dans les travers du leurre démocratique et de l'inefficacité pragmatique.