Le Festival international de Hammamet dans sa 51e édition renoue avec sa tradition de révélation théâtrale. Jeudi 9 juillet, une avant-première de la pièce « Allah younsor Sidna » a été donnée devant quelques quatre cents spectateurs. L'accueil du public fut favorable, pourtant c'est une pièce dont il faut se méfier de l'apparente simplicité des enjeux scéniques élaborés par Abdelghani Ben Tara. Abdelghani Ben Tara, qui signe la mise en scène de la pièce « Allah Younsor Sidna » a-t-il été à la hauteur du texte de Ezzeddine Madani? Disons-le sans ambages, le texte, qui ne comporte pas de grandes innovations dans le style d'écriture et de traitement de Ezzeddine Madani, s'inscrit dans la même lignée de ses œuvres précédentes (Saheb Lahmar, Thaouret Ezzenj...). Il faut avouer que la précaution du metteur en scène à ne pas déstructurer le texte d'un grand auteur ne permettait pas au dramaturge de voler plus haut que les mots écrits. C'est donc une pièce à texte d'auteur, une pièce écrite, où Ezzeddine Madani n'a employé aucun style imagé pour donner du relief, malgré l'alternance voulue entre l'arabe littéraire et le dialecte tunisien. Mais c'est également une pièce écrite avec passion, sous l'influence d'une préoccupation dominante, plutôt pour livrer un combat et pour gagner une cause que pour établir une vérité. Mais malgré l'unité du temps et de l'espace, malgré un soupçon de platitude du texte, il s'agit d'une pièce dont il faut se méfier de l'apparente simplicité des enjeux scéniques élaborés par Abdelghani Ben Tara. Karakouz En effet, sous sa direction, les acteurs de cette œuvre ont trouvé l'exacte distance pour toucher et émouvoir. Du coup, on échappe aux pièges du style direct et de la fiction historique. Comment? Deux personnages ont suffi pour donner à la pièce une autre dimension : Karakouz et Hazi Ouaz! Deux personnages de marionnettes! C'est là tout le génie d'un Ezzeddine Madani qui ne veut pas tomber dans le piège de la platitude. Abdelghani Ben Tara a saisi au vol le message de l'auteur. Il a accordé une place de choix à ce duo de karakouz, dans sa distribution des rôles. Pourquoi a-t-il transformé les Karakouz, ces marionnettes, en acteurs vivants? On dit que les comédiens sont les descendants directs des marionnettes. Et les Karakouz sont de ces marionnettes qui ont obtenu auprès de nos ancêtres de nombreux et éclatants succès. Elles ont fait la joie des générations innombrables. Elles ont fait rire, mais elles ont aussi fait penser. La raison de cette pérennité est simple : elles ont toujours joui d'une liberté d'allure et de langage qui les ont fait aimer des spectateurs. Plus courageuses que les hommes, elles se sont souvent attaquées aux puissants et les ont quelquefois mis à mal. Ce sont donc ces Karakouz qui racontent à leur manière la Tunisie de Mohammed Es-Sadok Bey. En effet, la scène s'ouvre sur le jour de l'Aïd. La Tunisie du milieu du XIXe siècle vient de promulguer le « pacte fondamental » (‘aahd el amane) statuant que les Tunisiens sont des citoyens et non des sujets jouissant de droits et ayant des devoirs. Il n'empêche, tiraillés entre le respect des lois constitutionnelles et la tentation du pouvoir absolu, marquée par la révolte de Ali Ben Ghedhahem contre les décisions arbitraires de dirigeants corrompus, les citoyens ne savent plus à quel saint se vouer. Déception, traîtrise, corruption, abus de pouvoir, forment la trame de fond de la pièce. C'est aussi un peu l'image d'une Tunisie à la dérive malgré ses nouveaux textes fondamentaux que Ezzeddine Madani nous renvoie. De beaux costumes Le préambule de la pièce est éblouissant. Sur la scène immense et nue, une grappe de citoyens défile. Parés de leurs costumes d'époque, on distingue officier de la Driba, spahi, Cheikh El Medina, et autres métiers. Il faut le reconaître un grand soin a été accordé aux costumes. Les coiffes, chéchia et turban, n'ont pas été laissés au hasard. Le choix de la musique s'est fait essentiellement sur l'hymne beylical et le salam au Bey, sauf vers la fin où l'artiste Ahmed Majri alias Baglama associe les sonorités des saz à la superbe voix de la soprano Amani Ben Tara. Sur le plan du jeu, les corps des comédiens se jaugent, s'observent, rivalisent, se frottent, s'enlacent tendrement ou se jettent l'un sur l'autre brutalement dans une succession réunissant une vingtaine d'interprètes sur une scène extrêmement dépouillée. Seulement parée de quelques accessoires où se déroule l'action, l'espace scénique s'offre nu au regard. La lumière qui éclaire en poursuite les déplacements des interprètes, très bien habillés, ne laisse aucune place à la suggestion, ni à l'erreur. Les personnages défilent dans cette pièce en quatre actes; Mohamed Sadok Bey, Cheikh El Medina, Amine Souk El Khorda, Amine Souk el Fodha, le Bach Chaouech, le grand Vizir Mustapaha Khaznadar, le directeur de la trésorerie Nessim Semmama, impliqués tous les deux dans le détournement de fonds qui ont conduit l'Etat à la faillite et à la dépendance financière vis-à-vis de la France. Avec la scène de la révolte de Ben Ghedhahem, on arrive au point culminant de la pièce où les messages jaillissent en abondance au plus fort de la mêlée d'un combat enivré de l'odeur de la poudre au milieu de beaucoup de vérités piquantes. Accompagné de quelques satires fines et élevées, le geste aussi se fait frontal, sans concession, extrêmement physique. Le dénouement se fait quand même sur une note d'optimisme, d'engagement et d'amour à la patrie. Il faut quand même reconnaître que cette représentation est une avant-première spécialement concoctée pour Hammamet avec dix jours de répétitions sur les lieux. Il n'empêche, il est certain qu'en compressant quelques passages, qu'en éliminant quelques fioritures, la pièce serait mieux articulée. Une pièce à suivre lors de ses prochaines tournées.